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Crest. Festival Futura. 20 au 23-VIII-2020
Œuvres de Armando Balice, François Bayle, Laurence Bouckaert, Éric Broitmann, Robert Cahen (vidéo), Denis Dufour, Jean-Baptiste Favory, Luc Ferrari, Tomonari Higaki, Frédéric Kahn, Christophe Lambert, Vincent Laubeuf, Lionel Marchetti, Bernard Parmegiani, Agnès Poisson, Jonathan Prager, Lucie Prod’homme, Alain Savouret, Jacques Stibler, Christian Zanesi… Acousmonium Motus.. Avec : Éric Broitmann, Olivier Lamarche, Jonathan Prager, Nathanaëlle Raboisson, interprètes à la console de projection
Resserré certes, mais toujours aussi foisonnant, Futura, le festival des musiques acousmatiques a investi comme chaque année l'Espace Soubeyran de Crest, emmené par son directeur Vincent Laubeuf, dans le strict respect des mesures sanitaires que l'on sait.
Ralentir : c'est la thématique étrangement prémonitoire, puisque choisie avant le confinement, de cette 28ᵉ édition qui ne pouvait mieux s'inscrire dans l'air du temps : opérer une suspension, prendre des distances, faire une pause, freiner le mouvement… Des gestes à observer dans notre quotidien comme ils peuvent l'être dans l'œuvre musicale. Emblématique est la « vidéo-acouma » Sur le quai du compositeur et vidéaste Robert Cahen (1945) projetée lors de la première soirée où la musique « atmosphérique », flottante et discrète, accompagne le flux ralenti des personnages filmés sur un quai de gare. Le festival a lui-même ralenti sa cadence, souvent éprouvante il faut bien le reconnaître ! 70 œuvres (tout de même) interprétées sur l'acousmonium Motus (quelques 90 haut-parleurs de tailles, de couleurs et de fonction différentes répartis dans l'espace de la salle) et des concerts plus courts (50 minutes) sans la traditionnelle « Nuit blanche » qui venait d'ordinaire ponctuer la manifestation ; la jauge est réduite à 70 personnes et le confort plus précaire, des chaises et quelques transats mais pas les tapis, si convoités pour les siestes musicales.
Notons d'abord, dans cette édition particulière de 2020, deux innovations bienvenues : le concert jeune public du 21 août à 11 heures, d'une part, présenté et projeté par Nathanaëlle Raboisson. Ce concert en famille est une première dans le cadre du festival, un moment privilégié de découverte pour petits et grands. Les œuvres sont courtes et bien choisies, entre humour (La dictée d'Alain Savouret, Ouvert-fermé de Luc Ferrari) et bruits de nature (Koala song de Jonathan Prager, Oiseau zen de François Bayle)… L'écoute est frémissante, émaillée de rires et d'étonnements : une réelle communion entre ces enfants tout ouïe et la musique des haut-parleurs, dont il faudrait multiplier les occasions.
S'agissant de la seconde innovation, rappelons que l'initiative revient à Denis Dufour, fondateur de Futura, qui, en 1996, pour lancer le concept d'interprétation de la musique de « sons fixés » à la console de projection, avait imaginé une séance d'écoute comparative avec une œuvre et trois interprètes différents. Curieusement, la chose n'avait jamais été reconduite avant cette matinée du samedi 22 août 2020 où Éric Broitmann, Olivier Lamarche et Jonathan Prager (dans l'ordre alphabétique des noms) ont, chacun à leur tour, donné à entendre au public leur interprétation de Dionaea, une pièce de 2007 du même Denis Dufour : expérience d'écoute passionnante révélant trois sensibilités et autant de facettes différentes de l'œuvre (poétique, analytique, dramaturgique) sans pour autant trahir les intentions du compositeur, absent malheureusement pour le confirmer.
Cartes blanches aux interprètes
Elles jalonnent la programmation du festival tous les deux ans, en alternance avec « l'appel d'œuvres » fait aux compositeurs. À l'affiche de ces trois cartes blanches, deux chefs-d'œuvre du répertoire acousmatique, pièces d'envergure rarement données, et une création mondiale hors norme (3h39 de musique !) qui referme la manifestation.
Éric Broitmann a choisi Purgatoire (1972) de François Bayle, un disciple de Pierre Schaeffer et pionnier dans l'univers de la musique de studio, qui va diriger le GRM (Groupe de Recherches Musicales) de 1966 à 1997. Baptisée « Cantique électronique » pour récitant et sons fixés, Purgatoire est extrait de La divine comédie d'après Dante. Le projet, qui réunit les trois parties du poème traduit en français, Enfer, Purgatoire et Paradis, est mené en collaboration avec Bernard Parmegiani (1927-2013), autre pionnier et chercheur tous azimuts dans les territoires du son, qui compose la première partie du triptyque. Œuvre sublime, Purgatoire (70′) est ce voyage au-delà de la mort, jalonné par les neuf chiffres qui sont autant d'étapes vers la lumière espérée. Le compositeur tisse un contrepoint savant et subtil entre le récit – la voix légèrement traitée et envoûtante de Michel Hermon – et les sons du studio. L'interprétation tout en finesse d'Éric Broitmann immerge l'écoute dans le labyrinthe des sons, entre errements poétiques, fulgurances sonores et transparence du flux. Jonathan Prager, quant à lui, s'est fixé sur La serpente du regretté Bernard Parmegiani, une pièce qu'il découvre en 2019 lors de sa création posthume. Elle est jouée ce samedi soir pour la seconde fois, en présence de Claude-Anne Parmegiani, l'épouse du compositeur. Musique plus incarnée que celle de François Bayle, bruits de nature, chants d'oiseaux, gestes en rebonds, variété des sources sonores et jeux polyphoniques sont autant d'épisodes, neuf au total, qui articulent La Serpente dont l'interprète virtuose à la console avive les couleurs, modèle les espaces et confère au son tout à la fois son épaisseur et sa dimension plastique.
Pour la troisième carte blanche, Nathanaëlle Raboisson et Olivier Lamarche (notons qu'il n'y avait cette année que quatre interprètes, le cinquième comparse Tomonari Higaki étant retenu au Japon) ont conjugué leur talent pour donner à entendre Planktos, une création mondiale de Lionel Marchetti (1967) qui vient sur le devant de la scène pour présenter sa pièce. Elle est inspirée par le poème éponyme de Régis Poulet (« plongeons / plongeons plus loin / plongeons pour dépasser / les temps d'horreur de l'industrie baleinière et tous ses massacres […] ») qui donne le ton et fixe les objectifs de l'aventure sonore : trames aux allures vibratoires qui s'élaborent et s'étirent, se superposent et évoluent lentement avant de disparaître ; balancements très doux et enveloppants qui rythment ces étendues, tintements lointains et autres cris d'oiseaux qui les traversent, fulgurances et mystère des espaces infinis. Lionel Marchetti privilégie les sons de synthèse (ceux des Moog, Roland, Korg…) et leur capacité à ouvrir un espace sans limite, travaille sur les registres extrêmes et la variété des trajectoires magnifiées par l'acousmonium et le son immersif recherché par nos deux interprètes très concentrés.
En création mondiale
Cernant de près ou de loin la thématique, treize créations, dont on ne pourra rendre compte en détail, émaillent cette 28ᵉ édition de Futura. Parmi ces premières mondiales, citons d'abord Soniferous garden du Japonais Tomonari Higaki (1974), une pièce qui sollicite un dispositif d'écoute singulier. Les portes de la salle de concert doivent en effet être ouvertes pour laisser les sons de l'extérieur rentrer dans l'œuvre, au hasard des occurrences sonores : porte qui claque, bruits de pas, voix des passants et voitures qui passent s'inscrivent sur une trame sonore à évolution lente, présente sur toute la durée de l'œuvre (25′) : une œuvre performance ouverte sur le monde, qui nous rappelle l'adage célèbre de John Cage : « laissons les sons être ce qu'ils sont ». De Vincent Laubeuf (1974), Dans une forêt électronique dialectise les notions d'intérieur/extérieur et d'abstrait/concret. La pièce a été conçue sur le synthétiseur modulaire « Serge » de La Muse en circuit. Véritable Leitmotiv dans la musique du compositeur, des pas sur les feuilles ou dans le gravier s'y entendent, qui ont ici ralenti leur allure. Temps long, bas voltage et gestes distanciés dominent dans Rituals Moments de Frédéric Kahn (1966) : une zen attitude que défend aujourd'hui le compositeur via une recherche d'intériorité et de spiritualité. Des termes qui valent également pour Cantique des quantiques de Lucie Prod'homme (1964), une musique au bord du silence qui nous fait entrer dans le son et ses infimes vibrations : un challenge également pour l'interprète – expert Jonathan Prager – maître d'œuvre de cette « leçon du silence » nous invitant à lâcher prise et à tendre l'oreille pour écouter. Œuvre d'envergure (30′), If Whenever (Si chaque fois) de Franck Yesnikian (1969) est une musique immersive et évocatrice dont on apprécie la finesse des textures et le souffle dramaturgique qui la traverse. Écrite pendant le confinement, Lever d'un jour de Bruno Capelle (1967) recycle des sons familiers pour faire éclore un nouveau paysage sonore…
La scansion régulière qui débute Quand bien même d'Agnès Poisson (1955) fait naître une polyrythmie complexe au sein d'un univers sonore bruité et coloré auquel s'agrège le geste instrumental (clarinette féline, crépitement du charango, etc.) : autant de sources sonores hétérogènes qui modifient sans cesse les temporalités dans un labyrinthe de sons aussi poétiques que dépaysants. Tempêtes de Christophe Lambert se réfère à la pièce de théâtre de Shakespeare et à toutes les tempêtes qui secouent le monde et notre propre intérieur : sorte de travelling sonore, la pièce fait défiler images et paysages dans une invention et un mouvement constamment réamorcés.
C'est l'énergie cinétique et l'obsession de la répétition, dans des registres sombres, que déploie Jacques Stibler (1950) dans Fragments mécaniques. L'espace se resserre progressivement dans cette pièce en quatre mouvements, jusqu'au huis clos presque inquiétant. La femme coupée en deux de Laurence Bouckaert (1969) fait allusion au tour de magie bien connue : figures fantasques et espaces oniriques jalonnent ce parcours alerte et virtuose qui captive l'écoute. Empty garden, la pièce en huit mouvements d'Armando Balice (1985), interroge les notions de plein et de vide, de noir et de lumière. La pièce impressionne par ses contrastes et la profondeur de champ qu'elle découvre.
Autre manifestation d'un ralenti spectaculaire, Postlude de Jean-Baptiste Favory (1967) est une anamorphose du Prélude à l'Après-midi d'un faune de Debussy en même temps qu'un hommage à Jean Fournet, chef d'orchestre et grand-père du compositeur. C'est sur sa version du chef-d'œuvre orchestral que s'inscrit, comme un palimpseste, le travail électroacoustique du compositeur, freinant le mouvement, étirant ou compressant les textures pour sonder la richesse spectrale de l'écriture debussyste.
Et au final, une superbe édition 2020, envers et contre tout !
Crédits photographiques : © festival Futura
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