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Confiné à Paris, Kent Nagano a repris les concerts grâce au cycle Le Temps Retrouvé de Radio France. L'occasion de nous entretenir avec lui sur son avenir, ainsi que sur celui de la musique.
ResMusica : Nous sommes obligés de commencer par cette question, tant il y aura un avant et un après Covid-19. Pour vous, quel a été l'impact du confinement ?
Kent Nagano : Nous vivons dans un monde technologique, informatique, où l'on pense tout maîtriser, notamment la nature et les éléments autour de nous. Or, cette situation réactualise le fait nous ne sommes pas du tout en contrôle total : il y a des forces beaucoup plus grandes que nous. Pour nous, ma femme, ma fille et moi, qui n'avons pas eu à sortir pendant le confinement, nous avons eu la chance extra-ordinaire, au sens littéral du terme, de nous retrouver confinés avec nos instruments, notre bibliothèque et notre famille. Je ne me souviens pas la dernière fois où nous trois avions été confinés dans un lieu avec si peu d'espace, avec ce véritable besoin de communiquer au fond des choses. La vie moderne se vit tellement rapidement que perdre aujourd'hui la notion d'horaire, ne plus avoir à respecter les créneaux par lesquels notre vie est en permanence agencée, a permis une véritable pause. En plus, le fait d'être tous les trois musiciens nous a permis de lire et penser librement les œuvres, sans notion d'un concert proche dans lequel rendre cette pensée immédiatement. Donc, d'un côté, cela a été tragique, et de l'autre, cela a été une opportunité et même une renaissance.
RM : Par rapport à la musique et plus particulièrement au concert, comment voyez-vous cette renaissance dans le monde d'après confinement, avec les risques d'une seconde vague et de coupes financières importantes ?
KN : Dans le monde de la création, il faut absolument éviter le statu quo, la routine, qui est le pire ennemi, même chez les grands musiciens. Nous avons tous continué à faire de la musique, mais chez soi, pas dans un orchestre ou un opéra. Il y avait donc une véritable soif de refaire de la musique d'ensemble, et le Philharmonique de Radio France dès début juin m'a donné cette formidable opportunité de recommencer à diriger, en concert. Cependant, pour reprendre en live, il faut adapter les œuvres, et donc la programmation.
À Hambourg, nous avons beaucoup parlé, entre le Philharmonisches Staatsorchester Hamburg et le Staatsoper, puis décidé de focaliser la reprise sur la qualité plus que sur la quantité. Nous avons la permission de rouvrir la maison à partir d'août pour les répétitions, puis le théâtre au public à partir de septembre. Mais nous n'avons toujours pas la notion de taille des ensembles, de la jauge et du public acceptés. Nous avons donc senti, même s'il était peut-être théoriquement possible de jouer Elektra ou Boris Godounov, qu'avoir autant de choristes sur scène et un très grand orchestre en fosse était un vrai risque, surtout en termes de qualité, s'il fallait faire des compromis d'effectifs ou de placement. Il était peut-être possible d'adapter avec une sonorisation, mais nous ne voulions pas imaginer ces compromis. Idem concernant les productions, où nous ne voulions pas trouver de solutions trop pénalisantes pour valider une nouvelle production d'Elektra par Tcherniakov.
Nous avons donc axé nos premiers spectacles sur des chefs-d'œuvre que nous n'avons pas l'habitude d'entendre sur une scène d'opéra. Pour cela, nous avons choisi très soigneusement avec Georges Delnon des œuvres pour lesquelles nous avons la certitude qu'elles seront représentables, même si elles doivent être interprétées en petit effectif. Nous allons nous permettre aussi de répéter beaucoup plus qu'habituellement ces pièces, afin d'arriver à la meilleure qualité possible. Cet axe est celui que nous avons choisi pour refaire toute la saison d'automne du Staatsorchester, avant de laisser ouvertes les possibilités à partir de janvier, car nous espérons tous revenir à la normale. Pour autant, si l'on est honnête, il faut laisser ouverte la possibilité d'un retour du virus. Nous avons donc déjà, au cas où, un plan B pour la suite de la saison 2020-2021.
RM : Vous rouvrez donc le Staatsoper Hamburg avec un spectacle inédit, Molto agitato, mis en scène par Frank Castorf. Pouvez-vous développer ce projet ici ?
KN : Toute la dramaturgie de Castorf est une référence indirecte ou abstraite autour de l'inconnu, de l'inattendu. Parmi les œuvres les plus célèbres de ce spectacle, il y a donc Die Sieben Todsünden (Les Sept Pêchés Capitaux) de Kurt Weill et Bertolt Brecht, avec la réflexion d'Anna et la transposition de la nature et du même personnage autour du temps. Et puis une réflexion des mêmes chanteurs avec Nouvelles Aventures de Ligeti, là où le texte n'est pas clair, mais où la communication sort tout de même, avec la bouche et la gorge, sans ressembler tout à fait au mode normal de communication. Il s'y trouve toutes les grandes émotions : colère, amour, séduction, irritation. Cela sera renforcé par les Vier Gesänge op. 43 de Johannes Brahms, avec un texte qui donne une sorte de fondation humaine autour des mêmes émotions que les deux autres œuvres. Puis nous avons pensé ajouter, pour ouvrir le spectacle, un ouvrage de musique ancienne, de Gabrieli ou Ockeghem.
L'idée est de viser une sorte de grand panorama de notre musique européenne sur plusieurs époques. Castorf est donc en train de construire quelque chose de provocateur, mais avec un niveau d'extrême raffinement pour les musiciens et les chanteurs. Cette proposition est le résultat de longues discussions, qui ont évidemment commencé par le fait de sauver une partie de la saison, notamment Tristan et Isolde ou Boris Godounov, qui ont été rapidement limitées par les compromis à faire. En tant qu'institution artistique, nous avons une véritable responsabilité pour ne pas livrer des spectacles d'un niveau trop ordinaire, c'est ce que nous voulons maintenir à la rentrée.
RM : Vous deviez également revenir cette saison au Bayerische Staatsoper pour une création. Est-ce maintenu ?
KN : Ici aussi, nous sommes en discussion avec la direction pour savoir s'il sera possible de faire cette création, ou si les conditions actuelles ne permettent plus de l'offrir avec un grand niveau de qualité. Nous, les grandes institutions, devons penser quatre ou cinq ans en avance. Nous devons aujourd'hui changer de cadre et réfléchir seulement quatre ou cinq mois à l'avance, ce qui nous oblige à réutiliser toutes nos capacités créatives.
RM : Vous alliez quitter un orchestre avec lequel vous avez eu une très grande collaboration, tant au concert qu'à l'enregistrement, l'Orchestre Symphonique de Montréal. N'êtes-vous pas déçu de manquer cette fin de dernière saison en tant que directeur musical là-bas ?
KN : La relation avec l'OSM aura été exceptionnelle. Je travaillais depuis maintenant seize ans avec l'orchestre et notre première collaboration remonte à vingt-et-un ans. Parfois, avec certaines formations, il y a des hauts et des bas, mais avec ces musiciens, j'ai toujours ressenti un constant crescendo. Nous avons construit énormément de projets, un nouveau chœur, une nouvelle salle, un nouvel orgue, de nombreuses tournées, installé l'orchestre dans la communauté. Cette relation était pour moi exceptionnellement vivante.
Heureusement, je vais garder une véritable relation avec Montréal et nous avons déjà beaucoup de projets pour le futur. Mais de même que ma fille devait être diplômée cette année de son université et n'a pas eu le rituel du diplôme, avec un sentiment non pas dégradé, mais en quelque sorte d'inachevé, j'ai de la même manière ce sentiment d'injustice, de moment volé lié à l'absence de fête d'au revoir. J'espère que nous arriverons à retranscrire toute notre passion lorsque nous reprendrons la Résurrection de Mahler, qui devait être jouée lors du dernier concert de la saison.
RM : Votre nouvel enregistrement de la Passion selon Saint-Luc de Krzysztof Penderecki, artiste mort pendant le confinement, vient de paraître. L'album avait été enregistré en sa présence en 2018 à Salzbourg.
KN : Krzysztof Penderecki était un ami personnel. Nous nous connaissions depuis 1972 et il avait une relation forte avec l'OSM, tant comme compositeur que comme chef d'orchestre. La Passion selon Saint-Luc était donc une collaboration avec un grand, mais aussi avec quelqu'un de proche, et j'ai été très triste d'apprendre la mort de ce grand maître.
En 2018, il était évidemment présent à Salzbourg et c'était un sommet de notre travail ensemble. L'enregistrement était déjà prévu pour sortir ce printemps, et nous avons tout fait pour masteriser à temps les bandes afin de les lui envoyer. Tout cela correspondait malheureusement avec sa mort, du coup cet album est un témoignage, presque un mémorial.
RM : En termes de mémorial, vous deviez aussi rejouer Saint-François d'Assise d'Olivier Messiaen cette saison, dont vous avez gravé la référence au disque ?
KN : Ce devait être assez spécial en effet, car le maître Messiaen a toujours dit que Saint-François devait être conçu comme un spectacle, pas vraiment comme un opéra normé, mais plus dans le sens d'un spectacle comme celui recherché déjà par Berlioz auparavant dans La Damnation. A cause de cela, beaucoup de compositeurs de la jeune génération cite Saint-François d'Assise comme une porte très importante pour ouvrir l'opéra après la grande génération romantique. A la question « Comment aller dans le XXIᵉ siècle avec l'opéra ? », cet ouvrage semble répondre et libérer les esprits, oxygéner le concept même d'opéra. Nous avions donc particulièrement réfléchi à ce spectacle avec Georges Delnon. Lui est suisse francophone, il comprend donc parfaitement le livret, et il voulait une approche très libre, très flexible, installée non pas au Staatsoper, mais à l'Elbphilharmonie, adapté ensuite pour tourner dans d'autres philharmonies, un peu à la manière des spectacles de Sellars pour Rattle. Heureusement, nous avons retrouvé une date pour le reprogrammer, dans une saison et demi.