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Alors que le coronavirus dicte ses règles, l'Opéra de Rome met en scène Rigoletto au Circus Maximus. Le metteur en scène Damiano Michieletto a mobilisé toutes les ressources technologiques, de la steadicam au mapping video, en passant, bien sûr, par la distanciation physique entre les chanteurs, comme des éléments naturels de la dramaturgie. Nous l'avons rencontré à l'occasion de cette production proposée dans un contexte si particulier.
ResMusica : Comment avez-vous pensé cette direction dictée par l'urgence sanitaire ?
Damiano Michieletto : Tout d'abord, je l'ai conçue pour un grand espace, une scène de 20 mètres sur 40. Puis, j'ai trouvé l'idée des voitures, pour donner de la consistance à l'espace. Les six voitures sur scène représentent en quelque sorte les personnages. Elles deviennent une partie symbolique de l'argument et permettent de créer une géométrie dans l'espace, apportant une distanciation, un obstacle entre les chanteurs. C'est un ingrédient scénique très simple qui donne une structure. J'ai ensuite ajouté un carrousel avec des sièges et des chaînes qui tournent. Dans un immense espace, où la distance est inhérente au lieu, il n'est pas difficile de respecter l'éloignement entre les interprètes. Le public ne s'en rend même pas compte.
RM : Et que se passe-t-il lorsque les chanteurs doivent se rapprocher ?
DM : Dans ce cas de figure, nous avons trouvé des astuces grâce aux éléments cinématographiques, avec lesquels l'ensemble du spectacle devient un film. La totalité de ce film est tourné en direct par trois steadicams, avec un montage, lui aussi effectué en live, et une salle de contrôle qui co-créé la diégèse du spectacle en ajoutant vingt films préenregistrés, qui ne représentent pas un autre niveau narratif, des flashbacks liés aux souvenirs de Rigoletto (Roberto Frontali), des visions oniriques ou surréalistes, ou bien l'expression des rêves et des obsessions de Gilda (Rosa Feola), à travers une série d'images simples et très puissantes. Ainsi ce mélange entre le spectacle réel, les films réalisés en direct et les contributions vidéo enregistrées auparavant offre une structure dramaturgique très articulée, qui restitue bien l'histoire de Rigoletto.
RM : Comment avez-vous rendu la scène du duc séduisant Maddalena, alors que Gilda les regarde en secret ?
DM : Avec une caravane, où Maddalena (Martina Belli) se prostitue, en sortant dans la rue pour attirer les clients. Le duc (Iván Ayón Rivas) arrive avec sa voiture, comme un beau garçon qui « va aux putes » dans cette situation, sur la route, avec un proxénète qui encaisse le paiement. Rigoletto, à son tour, espionne la scène depuis sa voiture avec Gilda. Il s'approche de la caravane pendant que le duc donne une bague à Maddalena. La même bague que celle qu'il avait donnée à Gilda et pour qui elle représentait tant. Mais elle découvre maintenant que ce n'est qu'une babiole, une ruse avec laquelle elle avait également été attirée, un simple truc de séducteur. Les deux amants entrent alors dans la caravane, la porte se ferme. Et le spectateur voit ce qui s'était passé auparavant dans un film préenregistré. Ainsi, à partir de la réalité de la scène, nous passons à un niveau filmique, mais sans interruption.
RM : Qu'en est-il de la scène du sac ?
DM : Vous verrez le cadavre mis dans le sac puis dans le coffre de la voiture, mais il s'avère ensuite que ce n'est pas vrai. Disons que oui, à un niveau réaliste, le corps est dans le sac. Rigoletto ouvrira le coffre de la voiture et trouvera ce sac avec le cadavre à l'intérieur. Mais ensuite, Gilda arrive transfigurée dans un rêve, projetée dans son désir de bonheur et de libération, et puis elle arrive ailleurs, sur un autre plan, dans une autre situation, sur un champs de fleurs, qui sont les fleurs apportées sur scène depuis Monterone pour construire cet autel sur lequel Gilda s'immolera finalement. En ce sens elle vit presque un rêve d'amour, de rédemption, de mariage avec le duc, mais les fleurs constituent son tombeau.
RM : Donc, chez vous Gilda ne se sacrifie plus pour le duc qui a brisé son rêve d'amour ?
DM : Non, c'est légèrement différent, dans le sens où elle dit en quelque sorte : oui je meurs, je suis prête à risquer ma vie, à mourir pour lui, mais je me présente face à Sparafucile (Riccardo Zanellato), à Maddalena, non pas comme un agneau sacrificiel, mais comme une femme armée qui tente de changer l'histoire ; sachant qu'elle est prête à donner sa vie pour le duc. Gilda accomplit donc un acte courageux, mais un peu stupide, car elle est dans une situation extrême. Elle agit au-delà de ses forces.
RM : Daniele Gatti en 2018 à l'Opéra de Rome nous a livré une lecture inédite de Rigoletto, en exaltant les clair-obscurs de la partition habituellement négligés. Le fera-t-il aussi au Circus Maximus ?
DM : Bien sûr. Daniele a conservé les éléments phares de son interprétation, ainsi que la possibilité d'obtenir le clair-obscur de certaines scènes, en essayant de ne pas disperser toutes ses intuitions et sa lecture de la partition même si nous sommes en plein air. Il a travaillé minutieusement avec les solistes et avec le chœur pour garder sa clé de lecture sur les personnages et l'atmosphère même un peu intime de cette histoire. Et ici, bien que nous soyons dans 800 mètres carrés de scène, à travers les steadicams, nous parvenons à restituer un regard intime et détaillé sur les personnages. Donc même une lecture aussi chambriste que celle de Gatti, ne va pas à l'encontre du spectacle en plein air, car, étant créée à l'instar d'un film, ses intuitions sur la concertation se marient bien avec nos plans de coupe qui pénètrent la dimension intime de l'opéra.
RM : Aussi, au fond, à l'époque du coronavirus, l'opéra n'est pas englouti mais il est en quelque sorte amplifié par la vidéo…
DM : Oui, c'est comme regarder à la loupe, et même avec un public aussi nombreux, il y a une histoire précise qui se déroule devant les yeux des spectateurs. La distanciation n'est pas du tout perceptible : il devient aussi naturel que je l'imagine de pouvoir faire quelque chose qui se déroule selon certaines règles, mais sans les subir.
RM : Désormais, comment voyez-vous la suite pour ce Rigoletto avec vidéo et steadycam ?
DM : Peut-être que nous allons le mettre en scène en plein air pendant la saison d'été de l'Opéra de Rome. Il n'est pas possible de le présenter dans un petit théâtre. Cela signifierait rogner le langage que nous avons créée. Sa destination naturelle est une arène, Caracalla ou un théâtre de plein air : c'est en fait un spectacle né pour être apprécié dans ce genre de cadre.
Rigoletto à l'Opéra de Rome, les 16, 18 et 20 juillet.
Crédits photographiques : Damiano Michieletto © Stefano Guindani ; Rigoletto, Opéra de Rome : © Yasuko Kageyama
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