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La « Daiku » est un symbole fort de l’enracinement de la musique classique occidentale dans la culture et le quotidien des japonais d’aujourd’hui. Mais pour bien comprendre les raisons de cet ancrage surprenant pour un regard européen, c’est sur l’histoire du pays du soleil levant qu’il faut s’attarder, et particulièrement le Japon de Meiji de 1868 à 1912.
« Meiji », qui signifie « lumière » en japonais, est un nom d’années (nengō) donné le 23 octobre 1868 par décret de la cour impériale du Japon, afin d’instaurer le nouveau régime impérial mené par l’empereur Mutsu-hito (1852-1912), figure emblématique de l’histoire japonaise nommée à titre posthume l’empereur Meiji. Et même si la coutume était qu’un changement de nengō s’opère à tout grand événement, ce ne sera qu’à la mort de son empereur que le Japon entrera en 1912 dans l’ère Taishō.
La « politique éclairée » menée par l’empereur Meiji permis au pays de passer en un peu plus de quarante ans, d’un état féodal solitaire à l’une des plus grandes puissances mondiales. « Après ces deux siècles d’isolement total, le Japon a ressenti le besoin d’exister, de faire partie du monde, d’être reconnu. La musique classique occidentale est alors devenue un outil diplomatique pour procéder à des échanges culturels. » (Masahide Kajimoyo, président de l’agence Kajimoto, agence d’artistes et d’organisation de concerts classiques au Japon).
La « politique d’isolement », appelée « sakoku », fit donc place à la « politique éclairée », appelée « Meiji », par un coup d’Etat qui entraîna le renversement du shōgun (Général) Tokugawa. Le régime du bakufu du général avait déjà été fragilisé en 1853, lorsque la flotte du commodore américain Matthew Perry dans la baie d’Edo généra de violents conflits dans l’entourage du shōgun entre les conservateurs et les réformistes, beaucoup appréhendant l’avilissement du peuple japonais face à l’esprit conquérant des marchands occidentaux, comme ce fut à cette époque le cas pour la Chine. Mais la révolution de Meiji est véritablement le coup fatal pour le shōgun. Elle correspond ainsi à la restauration du régime impérial.
Mutsu-hito, le réformateur
Au sein d’un pays auparavant coupé du monde, le 122e empereur du Japon souhaite au contraire moderniser son pays en l’ouvrant vers l’extérieur, pour un rayonnement international. Durant le sakoku, l’empereur tenait une fonction symbolique à portée religieuse. Il était en effet le descendant de grandes divinités du shintō, soit la déesse du soleil et le dieu de la mer.
Mais en 1868, Mutsu-hito s’attribue officiellement tous les pouvoirs par le retour du culte de l’empereur. Il prône une transformation radicale de son pays, que ce soit sur le plan économique, social et culturel. A la fois divinité et symbole de la Nation, Mutsu-hito met en place un régime constitutionnel afin que le Japon – et son empereur – devienne un interlocuteur important sur le plan international, et instaure également auprès de son peuple une dévotion envers lui qui s’étend dans toute la sphère sociale et privée de la Nation.
Par la force de cette aura à la fois souveraine et divine, l’empereur promeut à travers le monde les nouvelles industries de son pays, que ce soit la sidérurgie, la construction navale ou encore le charbon. Sous la devise « enrichir le pays, renforcer l’armée », il atteint en une trentaine d’années le rang de grande puissance économique mondiale pour son pays qui connait de ce fait une industrialisation extrêmement rapide. Sur le plan militaire, les conquêtes se succèdent pour étendre l’influence politique du Japon des îles Ryūkyū (1879), à Taïwan (1895) puis la Corée (1910).
Tout comme le style vestimentaire de l’empereur qui se pare d’une moustache et d’une tenue militaire européenne, le Japon s’occidentalise par un nouvel aménagement des villes inspiré du modèle occidental avec ses bâtisses en briques et ses routes pavées ; mais aussi par le développement de nouveaux moyens de transport comme le chemin de fer et la gare de Tokyo, grand symbole de cette influence. Le calendrier lunaire sera de la même manière abandonné en faveur du calendrier grégorien.
La musique classique occidentale comme outil politique
Sur le plan sociétal, l’empereur et son gouvernement exterminent les quatre classes sociales traditionnelles apparues au Japon à la période Edo (1600-1868), soit le « système shi-nō-kō-shō » avec au sommet la classe des guerriers (les schoguns, les samouraïs et leur entourage qui perdirent leurs droits et privilèges avec beaucoup d’amertume) ; puis la classe des grands seigneurs possédant le plus de terres nommés les daimyos ; vient ensuite la classe des paysans, artisans et marchands ; pour terminer avec la classe des parias composée de toutes les personnes pratiquant une activité liée à la mort comme les bouchers ou les tanneurs (en lien avec la religion bouddhiste). Les intouchables étaient quant à eux en marge de la société, considérés comme « non-humains ».
Chaque « caste » s’était appropriée son propre répertoire musical, son style artistique et ses instruments traditionnels. A titre d’exemple, le Nô, théâtre classique japonais associant le chant et la danse à un texte lyrique, était réservé à la classe militaire. Inscrit en 2009 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO, le Gagaku, le plus ancien des arts scéniques traditionnels caractérisé par ses chants longs et lents et sa gestuelle chorégraphiée raffinée, était lui réservé à la classe des aristocrates. Mais que ce soit dans l’une ou l’autre de ces classes sociales, seuls les arts traditionnels nationaux avaient leur place, sans aucune influence étrangère.
Par le biais de la musique classique occidentale, l’empereur Meiji cherche à construire une unité nationale japonaise. Pour mener à bien cette stratégie politique et idéologique, plusieurs observateurs voyageront en Europe et aux États-Unis afin de rendre compte au pouvoir japonais des méthodes d’enseignement, de pratique et de diffusion de la musique classique, construisant le Japon par cette démarche à partir de formes importées que la société nipponne transformera pour les faire siennes (le syncrétisme).
En 1879 est donc rendu obligatoire l’enseignement de la musique occidentale à l’école primaire et secondaire, celle-ci atteignant logiquement au fur et à mesure des années l’ensemble de la société japonaise. Cette politique éducative permit de démocratiser idéalement la musique classique occidentale, à l’inverse des sociétés occidentales qui l’abordent encore aujourd’hui selon une image bourgeoise et élitiste. Au Japon, le meilleur exemple est la « Daiku » où à l’approche de l’hiver, un grand nombre de japonais, quel que soit leur origine ou leur statut social, participent aux nombreux concerts autour de Beethoven. Au Japon, la musique classique occidentale est « populaire » mais à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, elle permit surtout à l’empereur Meiji de concrétiser la philosophie Shintoïste : l’apprentissage commun de la musique classique, dans des chœurs ou des orchestres, privilégie le soi collectif au soi individuel, pour une communauté plus forte et souveraine que le Japon atteindra dès la fin de cet ère Meiji.
Sources
PAPOT-CHANTERANNE Emmanuelle et BUNEL Arnaud, « L’empereur du Japon, le personnage central de l’ère Meiji », Point de vue, décembre 2018
TAMBA Akira, « La musique classique du Japon, du XVe siècle à nos jours », Pof, 2001
TRIBOT LASPIERE Victor, « Le Japon, l’autre pays de la musique classique », Dossier France Musique, 2016
Crédits photographiques : Portrait de l’Empereur Meiji, estampe polychrome sur papier de Toyohara (Hashimoto Yoshu) Chikanobu, 1887 © British Museum de Londres ; L’empereur Meiji © Universal History Archive / Getty Images
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