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La règle est implicite, mais évidente : qu'importe le sujet, pourvu qu'on ait le frisson. Si sur internet, les conférences TED ne sont qu'un format parmi d'autres, elles sont emblématiques d'une culture du résultat émotionnel qui se généralise : des playlists offertes par les plateformes industrielles jusqu'aux promesses de réconfort par la musique classique en temps de confinement, en passant par le storytelling des artistes sur les réseaux.
« Le Moderne dédaigne d'imaginer ; mais expert à se servir des arts, il attend que chaque l'entraîne jusqu'où éclate une puissance spéciale d'illusion, puis consent [1]. » Le constat mallarméen décrit aussi bien le parcours du passe-passe dans lequel les conférences TED emmènent leurs auditeurs : suivre un raisonnement ravi d'une scientificité hyper-positivée, apercevoir les limites de ses envies cognitives et frémir de toucher aux frontières de son imagination.
La situation est reconnaissable d'un seul coup d'œil : une scène, un éclairage bleu, orange et chaleureux, des grosses lettres rouges au fond et, quelquefois, un piano. Dans un cadre aussi décontracté que prestigieux, les orateurs n'ont pas d'autre obligation que dire des choses importantes et, si possible, dans une forme épatante. Qu'il soit scientifique, artiste ou go between, le conférencier TED doit faire preuve de l'assurance requise pour lui retourner le cerveau en un quart d'heure chrono. Sur le fond, il n'est pas obligé. Le dispositif se veut ouvert et pluraliste. La preuve en est que les contributeurs ne se gênent pas pour émouvoir, sensibiliser, témoigner ou même divertir l'auditoire. Mais tous ces détours émotionnels, comme la plupart des postures rhétoriques, s'inscrivent dans un format qui ne laisse qu'une seule issue : la stupéfaction (l'effet Waouh, érigé en modèle pour les scientifiques et autres « créatifs ») et le vrai-faux renversement de perspective (quelque part entre le twist et le switch).
S'ils apparaissent loin de toute magie, s'ils sont d'un rationalisme irréprochable, les thèmes sont souvent élaborés dans un scientisme faussement réductionniste pour mieux dégager quelques vapeurs de pensée magique. Exemple très localisé : le musicien et médecin Charles Limb définit la musique comme « une des choses les plus étranges qui soit » et, pour expliquer cette étrangeté, il explique que : « C'est une vibration acoustique dans l'air, de petites ondes d'énergie qui chatouillent notre tympan. » Puis, il détaille le parcours du stimulus jusqu'à la réaction cérébrale pour s'étonner du saut qualitatif, dans une question rhétorique : « comment se fait-il qu'on entende quelque chose qui nous émeut sur la base de vibrations dans l'air ? » Bref, si on peut dire que la musique est étrange, c'est parce qu'on a préalablement choisi un cadre explicatif trop étroit pour elle. Comme l'explique Pierre Uzan dans Conscience et physique quantique (Vrin, 2013), en substance : plus on regarde les choses par le petit bout de la lorgnette physicaliste, plus on prête de valeur magique aux enchaînements qui ne peuvent s'expliquer par un matérialisme idéaliste en cachette.
Grandes causes et petites illusions
L'insigne avantage des conférences TED est d'avoir permis un intérêt renforcé pour ceux qui dépassent leurs limites sensorielles. On peut citer le cas du synesthète Neil Harbisson aux équipements technologiques volontiers bluffants[2], mais aussi la présentation spectaculaire de la percussionniste sourde Evelyn Glennie à qui l'on doit de pouvoir entrer dans les établissements musicaux anglais, sur l'évaluation de ses talents musicaux évalués indépendamment de toute infirmité[3] ou le chef d'orchestre Michael Tilson Thomas qui raconte la musique à travers le dialogue avec son père malentendant, justement prénommé Ted[4]. Ces récits de vie sont roboratifs. Ils sont faits pour ça. Le storytelling est parfaitement maîtrisé : leurs plus belles maximes de vie sont associées à des souvenirs précis. Mais ce que Peter Sloterdijk pourrait appeler un « existentialisme de l'obstination » se décline alors en utilitarisme généralisé. La musique est réduite à ses bienfaits collectifs (écouter les sermons enchanteurs d'Anita Collins[5]), physiologiques ou psychologiques (voir les concerts avec la morale passe-partout d'Anika Paulson[6]). Le plus impressionnant de l'utilitarisme pourrait être la présentation de Jose Bowen qui fait le portrait de Beethoven en entrepreneur dans un exposé qu'il avait d'abord pensé titrer « Beethoven as Bill Gates[7] ».
L'exercice consiste alors à produire de la démystification (revisiter la figure du génie musical sous l'angle du mercantilisme), pour réorienter l'exercice de fascination vers les initiatives disruptives du compositeur dans ses stratégies promotionnelles. Dans le même genre de formatage de la créativité, Elisabeth Gilbert[8] démonte des idées reçues sur le génie destructeur avec d'autres lieux communs hérités de la psychologie positive (limitation des croyances limitantes, contention des risques émotionnels, modestie auto-décrétée…), et Itay Talgam file les métaphores pour déduire des styles de grands chefs d'orchestre autant de manières de renforcer son leadership[9]. À chaque fois, anecdotes et arguments se calibrent mutuellement pour créer un storytelling orienté Waouh.
Jusqu'à couper le souffle
Comme les présentations sont bien là pour s'enchaîner, leurs efforts à produire du « Waouh » sont voués à se laisser neutraliser par la présentation suivante, sans que la révélation n'ait le temps de penser Eurêka au lieu de, comme d'habitude, dire Ouf. Traits de génie et bonnes intentions de partage sont pris dans une succession de quarts d'heure de célébrité si bien huilés que les talents moulinent et, rattrapés par le jeu de présentation, s'échouent dans un sensationnalisme cognitif appelé à consumer l'émotion du Waouh dans un rythme juste assez trop soutenu pour laisser au public un temps d'assimilation raisonnable. L'effet émotionnel risque même de passer pour une défiance de l'auditeur, et la sidération systématique de finir par bloquer la diffusion des idées à l'origine du projet Ted.
En voulant capitaliser sur la rencontre des grands esprits contemporains, les fêtes des idées généralisent des modèles de présentation qui déplace les effets Waouh vers un seul effet pervers : substituer le partage d'idées par des cérémoniels scandés par des pics de fascination. Sur « ted.com », les valeurs peuvent se peser : amazing offre plus de 2 300 résultats, fascinating plus de 1 200 résultats, magic plus de 700. Quand ils apparaissent en ligne sur une scène Ted, les musiciens calquent l'histoire de leur vie sur les patrons narratif dans une rhétorique choisie pour provoquer la sidération. Mais au lieu d'un étonnement critique tourné vers le partage des idées et l'épanouissement de l'esprit, ces séances remisent la libido sciendi à une séance de gym de cerveau hyperventilé.
[1] Stéphane Mallarmé, « Richard Wagner. Rêverie d'un poète français. », Pages, A Bruxelles, chez l'Éditeur Edmond Deman, 1891, p. 184.
[2] https://www.ted.com/talks/neil_harbisson_i_listen_to_color?language=fr#t-112576
[3] https://www.ted.com/talks/evelyn_glennie_how_to_truly_listen?language=fr#t-729779
[4] https://www.ted.com/talks/michael_tilson_thomas_music_and_emotion_through_time?language=fr
[5] https://www.ted.com/talks/anita_collins_the_benefits_of_music_education/transcript
[6] https://www.ted.com/talks/anika_paulson_how_i_found_myself_through_music?language=fr
[7] https://www.ted.com/talks/jose_bowen_beethoven_the_businessman/up-next?language=fr#t-6889
[8] https://www.ted.com/talks/elizabeth_gilbert_your_elusive_creative_genius?language=fr
[9] https://www.ted.com/talks/itay_talgam_lead_like_the_great_conductors?language=fr#t-42687
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Prochains rendez-vous : 24 juin « Battre », 1er juillet « Sidérer », 8 juillet « Guider », 15 juillet « Désaccorder », 22 juillet « Phraser », 29 juillet « Vriller ».