Plus de détails
La metteuse en scène française Mariame Clément devait faire ses débuts au Teatro Real de Madrid en mars pour Achille in Sciro de Francesco Corselli. L'ensemble des représentations a été annulé. Elle devait également revenir à Nancy au début de l'été prochain, avec la reprise de « son » Barbier de Séville. Sur cette période difficile pour les artistes, elle nous a confié ses impressions à son retour de Madrid mi-mars sur les débuts du confinement …
Confinement premiers jours
S'il n'y avait le cauchemar au-dehors et ses conséquences à moyen et long terme, tout cela ne serait pas si différent de mon quotidien au retour d'une période de répétitions. Un metteur en scène ne passe pas sa vie dans les théâtres – loin de là. Après une absence de six semaines, j'aime être chez moi. Je cuisine. Je range. Je profite de ma famille. Je passe beaucoup de temps assise à ma table de travail : je m'occupe de la paperasse, je trie des documents, je réponds à des messages restés en souffrance pendant la phase finale de répétitions où l'on est au théâtre de 9h à 23h, je passe des coups de fil, je lis, j'écoute de la musique, je prépare les productions à venir. Ma vie est faite de ce contraste : d'une part, l'intensité des semaines de répétitions, l'adrénaline, l'action, la constante nécessité de faire des choix, tout entière tendue vers ce but ultime qu'est la première ; d'autre part, les phases plus calmes, plus paisibles, plus égales, où je ne répète pas. Entre les deux, l'inévitable baby-blues qui suit chaque première : la tristesse de quitter un monde qu'on a créé de toutes pièces, ceux avec qui on l'a créé, et les personnages qui l'habitaient. Mais tout de même : c'est bon d'être à la maison.
Sauf que.
Sauf que… notre première n'a pas eu lieu. Tout était prêt : décors, costumes, perruques, maquillages, chœurs, orchestre, solistes, mise en scène, lumières. Des mois de conception et de préparation, des semaines de répétitions. Quatre jours de plus et nous aurions joué devant un public. Seulement un jour de plus et nous aurions au moins pu filmer quelque chose. Et tout d'un coup : rien. Tout un monde que nous avions créé s'est volatilisé en un instant, ne nous laissant que des souvenirs. Pas de baby-blues cette fois – plutôt le sentiment d'une fausse couche. Ce n'est rien, évidemment, au regard de la catastrophe sanitaire et de ses conséquences. Mais c'est une tristesse immense.
Sauf que… cette phase serait aussi celle où je retrouverais mes amis, où je sortirais, où j'irais au musée, au cinéma, au théâtre, où j'échangerais des idées – bref, où je reprendrais pied dans la « vraie vie » après des semaines de cette existence à la fois intense et coupée du monde qu'est la bulle de l'opéra. Car c'est cela qui nourrit mon travail : les gens, la « vraie vie », le monde extérieur. Or tout ce dont je me nourris ces jours-ci, c'est mon monde intérieur. Je suis de retour d'une zone à risque – Madrid-, et je vis un confinement dans le confinement, un confinement en abyme : je suis enfermée dans mon bureau, je dors sur le canapé-lit, je communique avec ma famille à travers des portes vitrées. Au lieu de m'ouvrir sur le monde, j'ai réduit mon monde à une pièce.
Sauf que… bientôt, je serais allée à Berlin retrouver Julia¹ dans son atelier pour travailler sur les projets à venir. Nous écouterions les œuvres ensemble. Nous commencerions à travailler sur les maquettes. Je ne sais pas comment nous concevrons nos prochaines productions : jamais des vidéoconférences ne remplaceront les heures passées à rêvasser ensemble, dans la même pièce.
Sauf que… qui sait ce qui sortira de tout cela. Je passe généralement ma vie à courir après le temps. Il faut arriver à tenir le planning de répétitions. Tenir le planning de la vie quotidienne. Tenir ensemble la vie de famille et le travail. Mais pour la première fois, il y a du temps. Et je crois que je ne veux pas le remplir. Je ne veux pas l'utiliser. Je veux lire quand j'en ai envie, écouter de la musique, jouer du piano, méditer. Broder des fleurs sur des serviettes en lin. Réfléchir.
le 22 mars 2020
(1) Julia Hansen, auteur des décors et costumes de presque tous les opéras mis en scène par Mariame Clément
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.
Lire aussi :