La bienveillance indéfectible d’Alexandre Glazounov pour Chostakovitch
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Rares sont les compositeurs soviétiques à avoir bénéficié d’un intérêt aussi massif et constant de la part du milieu artistique que Dimitri Chostakovitch, aussi bien de son vivant que depuis sa disparition en 1975. Sa musique, ses idées publiques ou cachées, chaque pan de son existence, scrutés sans relâche par un régime politique autoritaire, ont fait l’objet de commentaires incessants de la part du monde musical, littéraire, et plus largement artistique. Les aléas et les dangers réels et menaçants du pouvoir politique dictatorial sous Staline et ses successeurs ont ponctué sa vie, ses comportements et les réactions plus ou moins opportunistes de ceux qui furent amenés à se prononcer sur ses faits et gestes, ses options humanistes et sa musique au filtre d’analyses perturbées par les peurs,les intérêts et les calculs immédiats. Cette galerie consacre des tranches de vie du monde musical soviétique centrées sur la personne et l’œuvre de Chostakovitch par ceux qui l’ont approché. Pour accéder au dossier complet : Chostakovitch par ses contemporains soviétiques
La rencontre d'une figure tutélaire bien ancrée dans la tradition et d'un jeune surdoué prêt à toutes les audaces aurait dû ou pu s'avérer conflictuelle. Qu'en fut-il dans les faits ?
Une partie non négligeable du catalogue d'Alexandre Glazounov (1865-1936), immense figure de la musique russe, bénéficiait au début du XXe siècle d'une très grande popularité. Élève de Rimski-Korsakov, il reçut le soutien de Balakirev et les encouragements de Liszt. Sa musique majoritairement académique plaisait par ses aspects agréables, euphoniques, mélodieux en dépit de, ou grâce à, sa proximité avec le classicisme germanique mais aussi par ses accents nationalistes modérés et ancrés dans le siècle précédent.
Son parcours artistique prestigieux était connu de beaucoup dans le pays et largement entretenu par son enseignement au Conservatoire de Saint-Pétersbourg à partir de 1899, dont il prit la direction en 1905. Cette fonction entretint de la sorte son conservatisme assumé, voire même sympathique, en dépit des aspirations modernistes d'une grande proportion des jeunes élèves russes. Sa réputation le présentait comme un pédagogue très exigeant envers les élèves et en même temps d'une rare capacité à leur venir en aide, même aux plus défavorisés socialement.
Son riche catalogue comprenant huit symphonies, sept quatuors à cordes, cinq concertos (pour violon, pour piano, pour violoncelle, pour saxophone), lui valut l'attribution à dix-sept reprises du prix Glinka pour sa musique symphonique dont la riche orchestration, l'aisance mélodique, l'activité rythmique et l'écriture polyphonique assuraient sa gloire.
C'est à cet homme couvert de lauriers que Sofiya Vasilievna Kokoulina, accompagné de son fils Dimitri Dimitrievitch Chostakovitch, âgé de 12 ans, s'arrangea pour faire passer une audition au jeune prodige. Cette rencontre se déroula en pleine guerre civile, période au cours de laquelle la société russe était désorganisée, violente et très appauvrie. Le jeune Dimitri joua du piano pour son illustre aîné et lui montra ses premiers essais de composition. Accepté par Glazounov, il prépara activement pendant l'été 1919 son entrée au sein du Conservatoire de Saint-Pétersbourg, le plus célèbre et le plus exigeant établissement du pays. Cet accueil positif effaça en quelque sorte la douleur ressentie par le jeune musicien lorsque peu de temps auparavant une audition passée auprès d du pianiste Alexandre Siloti s'était soldée par un refus sec. « Ce petit ne fera pas carrière. Il n'a aucun don pour la musique », avait statué le fameux musicien. Glazounov l'adressa au professeur Petrov afin de le préparer aux épreuves préalables à son entrée au Conservatoire.
À l'automne 1919, l'enfant de 13 ans, après avoir réussi son examen d'entrée, fut admis dans la plus célèbre institution du pays. Il entra dans la classe de composition de Maximilian Steinberg, gendre de Rimski-Korsakov, et dans celle de Leonid Nikolaïev, deux personnalités très renommées. Il est évident que les potentialités indiscutables de l'enfant ne passèrent pas inaperçues aux yeux de Glazounov. Rapidement se tissa une relation d'amitié. L'aîné lui apporta son soutien et reconnut en lui « un talent novateur manifeste et stupéfiant ». Il s'arrangea pour lui faire attribuer une bourse d'études fort bienvenue, en dépit de nombreuses oppositions, tant la situation financière de la famille Chostakovitch s'était dégradée. De plus, il intervint pour lui procurer des rations alimentaires supplémentaires, car l'état physique de son protégé dénutri le préoccupait. Le rationnement de l'alimentation frappait durement la population et le maître usa de son large réseau de relations pour atténuer cette pénible situation. Après le retour du jeune élève du sanatorium où l'on traitait une tuberculose pulmonaire et des ganglions lymphatiques, Glazounov, qui avait levé des fonds ayant permis le séjour de Dimitri dans cet établissement, ne ménagea pas, une fois encore, ses efforts pour lui faire attribuer une nouvelle bourse.
Une des sœurs de Dimitri a confié que, pendant cette période dramatique, leur mère pouvait encore recevoir des invités à son domicile, souvent des artistes, jusqu'à une trentaine de personnes. L'absence de nourriture n'empêchait pas de danser et de faire de la musique. Glazounov fut invité à plusieurs reprises à ces soirées amicales. S'il appréciait le jeune étudiant, ses capacités techniques de pianiste, son oreille absolue, sa fabuleuse mémoire et son enthousiasme exceptionnel, Alexandre Glazounov ne cacha jamais que l'écriture musicale de son élève ne correspondait guère à ses propres références artistiques, tout en les acceptant, ce qui est à mettre à son crédit. « Je ne la comprends pas » avouait-il parfois. Glazounov, attentif aux progrès du jeune Mitia, surnom de Dimitri, ne lui enseigna cependant jamais personnellement la musique. Il suivit ses progrès, assista à ses examens, l'aida financièrement plus d'une fois.
Il est un trait de la personnalité de Glazounov non abordé jusqu'à présent qu'il faut néanmoins présenter sans jugement de valeur. L'homme était un véritable alcoolique. Il se trouvait que le père de Dimitri, qui, de par son travail au commerce intérieur, pouvait avoir accès à des réserves d'alcool de l'État, s'arrangea pour lui en fournir. Service, on peut le penser, hautement apprécié. Dimitri se chargeait des « livraisons » semble-t-il. Les risques étaient loin d'être négligeables en cas de dénonciation. L'alcoolisme avéré du maître accompagné de son cigare n'était pas sans conséquence sur son enseignement et son activité administrative, responsable de somnolence, d'élocution perturbée, mais restait peu palpable sur sa mémoire, sa culture et la qualité de sa pédagogie appréciée de beaucoup de ses étudiants. Plus tard, il ne manqua pas d'esprits chagrins pour avancer que Chostakovitch ne devait sa progression qu'à la protection du directeur du Conservatoire de Léningrad.
Arrivé au terme de son séjour au Conservatoire et pour concrétiser son diplôme de fin d'études en composition, Dimitri mit en chantier une symphonie, sa Symphonie n° 1 en fa mineur op. 10 dont le résultat stupéfiant le rendit célèbre du jour au lendemain, en Russie, mais également et rapidement dans le reste du monde. La création se déroula le 12 mai 1926 par l'Orchestre philharmonique de Leningrad placé sous la direction du chef Nikolaï Malko.
À l'évidence, Chostakovitch devait beaucoup au soutien et aux encouragements sincères de son maître sexagénaire. Cette symphonie d'une exceptionnelle maturité provoqua de la part de ce dernier une réaction enthousiaste et des félicitations chaleureuses, même si, en son for intérieur, la composition de son élève ne correspondait pas précisément à ce qu'il préférait. Plus généralement, il ne comprenait guère la modernité en musique, rejetant aussi bien les œuvres de Prokofiev par exemple que la musique atonale. Dans le même temps, il ne rechignait pas à prendre connaissance des évolutions des esthétiques, sans modifier pour autant ses préférences bien ancrées, sa zone de confort bien maîtrisée. Il loua sans réserve l'imagination, le pouvoir créateur, la brillance du jeune Mitia.
Dimitri Chostakovitch n'oubliera jamais d'exprimer sa reconnaissance et son admiration pour ce maître vénéré, rappelant l'événement public que représentaient les examens où dominaient à la fois son exigence et sa bienveillance. La Révolution de 1917 déboucha, après mille péripéties souvent douloureuses ou dramatiques, sur l'instauration de la dictature soviétique organisée par Lénine d'abord, puis à la mort de ce dernier, par Joseph Staline. Les restrictions drastiques des libertés individuelles et artistiques provoquèrent le départ à l'étranger de nombreuses personnalités comme Serge Rachmaninov, Serge Prokofiev, Vladimir Koussevitzky, Vassily Kandinsky, Marc Chagall… et aussi Alexandre Glazounov. Ce dernier quitta la Russie en 1928, et s'installa à Paris. Il mourut huit ans plus tard à Neuilly-sur-Seine, le 21 mars 1936, à l'âge de 71 ans. Sa dépouille sera transférée au cimetière de Leningrad en octobre 1972, trois ans avant la disparition de son cher élève Dimitri Chostakovitch.
Image libre de droit : Alexandre Glazounov par Ilya Repin (1887)
Bibliographie :
– Jean-Luc Caron, Dimitri Chostakovitch, bleu nuit éditeur, 2020. À paraître
– Ararat Danielian, Compositeurs et interprètes russe. Du XVIIᵉ siècle à nos
jours, Séguier, 2007
– Frans C. Lemaire, Le destin ruse et la musique. Un siècle d'histoire de la
Révolution à nos jours, Fayard, 2005
– Ian MacDonald, The New Shostakovich, Oxford Lives, 1990
– Krzysztof Meyer, Dimitri Chostakovitch, Fayard, 1994
– Boris Schwarz, Glazunov, Alexander dans The New Grove Dictionary of
Music and Musicians , MacMillan Publishers, 1988
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Rares sont les compositeurs soviétiques à avoir bénéficié d’un intérêt aussi massif et constant de la part du milieu artistique que Dimitri Chostakovitch, aussi bien de son vivant que depuis sa disparition en 1975. Sa musique, ses idées publiques ou cachées, chaque pan de son existence, scrutés sans relâche par un régime politique autoritaire, ont fait l’objet de commentaires incessants de la part du monde musical, littéraire, et plus largement artistique. Les aléas et les dangers réels et menaçants du pouvoir politique dictatorial sous Staline et ses successeurs ont ponctué sa vie, ses comportements et les réactions plus ou moins opportunistes de ceux qui furent amenés à se prononcer sur ses faits et gestes, ses options humanistes et sa musique au filtre d’analyses perturbées par les peurs,les intérêts et les calculs immédiats. Cette galerie consacre des tranches de vie du monde musical soviétique centrées sur la personne et l’œuvre de Chostakovitch par ceux qui l’ont approché. Pour accéder au dossier complet : Chostakovitch par ses contemporains soviétiques
Un grand merci à Jean-Luc Caron d’attirer l’attention du milieu artistique français vers la figure de Alexandre Glazounov!
Il n’a pas seulement été le mentor de D.Chostakovitch et un excellent directeur de Conservatoire, mais avant tout un compositeur d’un immense talent! Ces oeuvres symphoniques s’inscrivent dans la lignée du romantisme national de Borodin et Rimsky-Korsakov et séduisent par leur richesses mélodiques, harmoniques, stylistiques et une brillante maîtrise du tissu orchestral.
A.Glazounov « Finnish Fantasy » Op. 88 (1909) (Svetlanov) https://www.youtube.com/watch?v=oqYKDc0JgBo