L’ordre et le chaos dans les symphonies de Mahler : la quête de l’Ordre
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Mahler, en utilisant la musique, se fera le miroir de la lutte opposant Éros, symbole de la vie et de l’amour, à Thanatos, symbole de la mort. Toute son œuvre, voire sa vie, illustreront ce gigantesque combat.
Selon les mythes homérique et orphique de la Création : la Nuit aux ailes noires fut courtisée par le Vent et déposa un œuf d’argent dans le sein de l’Obscurité. Éros sortit de cet œuf et mit en marche l’Univers : il créa la terre, le ciel, le soleil et la lune. Éros est donc l’organisateur du Chaos, de cet insondable mystère sortira l’Ordre, c’est-à-dire la vie, et cette vie ne peut exister qu’en dehors du Chaos dont elle vient.
Les quatre premières symphonies
Elles regroupent les forces de vie pour bâtir un nouveau monde, et sont liées entre elles. Elles s’inspirent toutes les quatre du lied et se construisent autour d’un programme implicite qui sous-tend toute l’œuvre mahlérienne : « le terme symphonie signifie pour moi : avec tous les moyens techniques à ma disposition, bâtir un nouveau monde ». Retrouver l’ordre à partir du chaos, « ordonner les différents thèmes en un tout cohérent ». Mahler, démiurge, a conscience de l’importance de sa quête, de son rôle dans l’histoire de la musique, « ma deuxième, pourrait-elle cesser d’exister sans perte irréparable pour l’art et pour l’humanité ? ».
La Symphonie n° 1 « Titan » : son titre ne s’inspire évidemment pas de la mythologie, mais du héros du poète romantique allemand Jean Paul (Johann Paul Friedrich Richter). Au plan thématique, la première symphonie illustre la continuité, si caractéristique chez Mahler, entre le lied et la symphonie, s’inspirant des Chants du compagnon errant. L’introduction s’ouvre sur les fameux la harmoniques évoquant le commencement du monde, un monde qui se construit alternant « suspension » et « percée » (Adorno) oscillant entre ordre et chaos.
La Symphonie n° 2 « Résurrection » : elle s’inscrit dans la continuité de la première symphonie puisqu’il s’agit du héros de Titan qu’on enterre pour assister ensuite à sa résurrection, mais elle s’en distingue par une recherche du monumental marquée par l’introduction du chœur et de voix solistes. Pour Mahler composer une symphonie c’est « créer un univers avec tous les moyens à sa disposition ».
La Symphonie n° 3 : il s’agit d’une œuvre gigantesque, monstrueuse où Mahler nous propose plus qu’un monde mais un univers, voire une nouvelle cosmogonie ! Cette immense partition n’est pas née du souhait délibéré de faire grand, mais d’une formidable poussée créatrice telle qu’un compositeur n’en ressent pas souvent dans son existence. « Ma symphonie sera quelque chose que le monde n’a pas encore entendu…toute la nature y prend voix et raconte des secrets si profonds que l’on ne les pressent peut-être que dans un rêve ! » Toute inspirée par la Nature, la Nature consolatrice, chargée d’amour, elle répond à un plan d’ensemble, qui est sans doute le plus ambitieux jamais conçu par un symphoniste : partant de la matière, des rochers, il entrevoit déjà une immense épopée qui gravira une à une les différentes étapes de la Création pour parvenir jusqu’à l’Homme avant de s’élever jusqu’à l’Amour universel conçu comme transcendance suprême. Cette pénétration de la musique dans la matière, qui met en branle le chaos, chargée d’un message d’amour, nous ramène aux mythes homériques et orphiques de la création du monde.
La Symphonie n° 4 : elle se démarque des symphonies précédentes par la réduction de l’effectif orchestral (disparition des trombones), l’absence de chœur, l’absence de programme explicite, mais elle s’inscrit toutefois (rien n’est clos chez Mahler, tout se tient…) dans la continuité par la présence du lied « Das himmlische Leben » (La Vie céleste) tiré du « Wunderhorn » autour duquel elle se construit, ultime étape de l’œuvre entreprise dans la troisième symphonie.
La trilogie orchestrale des trois symphonies instrumentales
Elles marquent une nouvelle étape dans la construction mahlérienne : pas de voix, pas de programme explicite, lien moins évident avec le lied, plus abstraites et énigmatiques quant à leur interprétation, elles n’en restent pas moins sous-tendues par la même quête : « une tentative de réorganiser le monde à partir du moi individuel » (Richard Specht).
La Symphonie n° 5 : composée dans le climat d’amour de son mariage récent avec Alma, mais aussi dans la douleur et l’angoisse faisant suite à une hémorragie intestinale grave, la cinquième symphonie est dominée par un sentiment ambiguïté, d’autant que parfois les forces créatrices semblent submerger le compositeur lui-même : « C’est une œuvre maudite, personne ne la comprend ». Elle se conclut sur la victoire ambiguë et interrogative des forces de vie « Ciel, quelle figure fera le public devant ce chaos qui engendre toujours un monde prêt, au dernier moment, à retourner au néant ? ».
La Symphonie n° 6 « Tragique » : avec la sixième symphonie, le monde, dont on sentait la fragilité dans la symphonie précédente, sombre pour un temps dans le désespoir et le néant. Bien qu’apparemment rien dans la vie de Mahler, n’explique de façon évidente cette propension au tragique à ce moment précis. Nous retiendrons dans un premier temps l’explication de Henry-Louis de La Grange : « Il est probable que tout créateur emprunte un jour cette voie de ténèbres pour découvrir dans les œuvres suivantes d’autres chemins menant à de tout autres issues ». Mais une autre explication récente parait plus plausible : en effet, Mahler connaissait bien les écrits de Nietzsche et le terme « tragique » serait à prendre dans le sens de son rattachement à la tragédie grecque. La symphonie revêt alors un tout autre éclairage, car après l’exposé de toutes les forces du destin, la musique comme la tragédie, par son effet cathartique, permet de retrouver force et courage pour dire « oui à la vie ». Si tel était le cas, cela permettrait d’expliquer certains aspects déroutants de l’œuvre. Aussi douloureuses que puissent être les émotions qu’elle véhicule, il existe indéniablement quelque chose d’excitant, d’exaltant, comme un sentiment d’espoir, éternel retour de la vie, cher à Nietzsche. Mahler apparaît alors comme l’artiste capable de la « conquête du terrible », ce qui parait plus conforme à sa quête artistique.
La Symphonie n° 7 « Chant de la nuit » : longtemps incomprise et mal aimée, la septième symphonie peut paraître disparate au premier abord, dénuée de toute ligne directrice. Mahler reprend ici son œuvre de construction, après la menace d’anéantissement de la symphonie précédente : il s’emploie à rassembler, une fois de plus. L’unité n’est pas ici narrative ou descriptive, mais affective et passionnée : « Ici, c’est moi le maître ! J’imposerai mes volontés ! ». Sentiment pour Mahler de faire corps avec les forces premières et l’énergie vitale de la Nature face aux aspérités de la vie et d’être habité par un souffle cosmique, à la recherche d’un autre monde au-delà de la vie terrestre. La profusion des rythmes, des timbres, des couleurs affirment une vision nouvelle des horizons musicaux. « A mesure qu’il absorbe dans l’orchestre la résonance du Chaos, Mahler semble recomposer au même instant le chant du Cosmos ». (Adrian de Vries).
Les dernières symphonies
Bien que très différentes, les dernières symphonies ont pour point commun de marquer l’accomplissement de l’œuvre symphonique mahlérienne.
La Symphonie n° 8 « des Mille » : véritable « Messe », atypique par son organisation, monumentale par ses dimensions, organisée en deux grands mouvements essentiellement vocaux, rappelant l’oratorio, la huitième symphonie réalise une impossible et suprême fusion entre Foi et Humanisme, entre Sacré et Profane, marquant une fois de plus la quête unificatrice de Mahler. La huitième symphonie constitue un ensemble parfaitement cohérent bien que constituée de deux moitiés aussi dissemblables que possible, de par les textes, de par les langues, de par les cultures, de par les époques très éloignées. L’unité découle de la similitude des matériaux thématiques (Goethe avait d’ailleurs traduit le Veni Creator en allemand) mais aussi du fait que l’œuvre entière exprime une seule et même pensée, symphonie dispensatrice de joie, perçue par Mahler comme une œuvre récapitulative : « les autres symphonies étant des préludes à celle-ci ». Œuvre très ambitieuse qui propose une nouvelle cosmogonie : « il ne s’agit plus de voix humaines mais de planètes et de soleils qui tournent », la dimension cosmique de l’œuvre et l’espoir qu’elle offre à l’humanité lui confèrent une allure quasi messianique, unique dans le cycle des symphonies.
Le Chant de la terre : avec le Chant de la Terre et la neuvième symphonie, nous retournons au moi profond de Mahler. Composé dans une période de créativité difficile, (après la crise de 1907 qui verra son départ de l’Opéra de Vienne, la mort de sa fille aînée « Putzi », la découverte de sa cardiopathie) Mahler a conscience de la nécessité de poursuivre son œuvre malgré la solitude, la menace de mort, quasiment acceptée. Par le Chant de la Terre Mahler retrouve le chemin de lui-même en reprenant son inlassable quête de construction, réalisant l’apogée de l’esprit romantique en reliant subjectivité de l’expression et raffinement de la technique. Conçu pour échapper à la malédiction des neuvièmes symphonies, (Beethoven, Schubert, Bruckner), il s’agit d’une véritable symphonie de lieder pour ténor, alto ou baryton et orchestre. Mahler y évoque la condition humaine : l’ivresse et le désespoir, la solitude et la nature, la jeunesse, la beauté, le printemps et enfin l’adieu à l’ami se terminant dans un murmure sur le mot « ewig » (éternellement) répété sept fois comme un rite sacré qui laisse entrevoir le passage de l’intime à l’universel, ce qui se confirmera dans la neuvième symphonie.
La Symphonie n° 9 : Elle prolonge le murmure final du Chant de la terre, symphonie d’adieu à la vie, d’adieu à son œuvre, d’adieu à la symphonie, récapitulative du monde mahlérien : l’harmonie définitive n’y est atteinte qu’a la fin du Final dans l’acceptation, le silence et la paix. Qu’on l’interprète comme un message d’espérance, comme un adieu d’une douceur déchirante ou encore comme une acceptation sereine du destin, cet adagio s’impose comme un accomplissement suprême.