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Compositeur, performer, pédagogue et théoricien, Jacopo Baboni Schilingi mène une carrière internationale, invité en Europe autant qu'en Asie, dans les salles de concerts pour y jouer sa musique, mais aussi dans les galeries pour y présenter son travail de photographe.
ResMusica : Quelles ont été les étapes de votre apprentissage ?
Jacopo Baboni Schilingi : Je me suis formé au Conservatoire de Milan, en étudiant la théorie et l'écriture d'abord, puis la composition que je débute à l'âge de 14 ans avec Ivan Fedele. J'ai très tôt été attiré par les nouvelles technologies auxquelles je vais m'initier, à Milan toujours, dans les studios du MMT (Musique, Machine et Technologie) et à l'Institut AGON, centre de recherche et de composition assistée par ordinateur fondé par Luca Francesconi. Au terme de ma formation milanaise, à vingt ans, j'ai commencé à passer des concours de composition et à présenter ma candidature dans différentes institutions ; à l'Ircam notamment où j'intègre le Cursus de composition et d'informatique musicale après mon année de service militaire en Italie. Recruté, à l'issue de mes deux ans d'études, comme compositeur en recherche, je travaille dans les studios de l'Ircam de 1991 à 1997. Dans le même temps, j'obtiens un DEA de musicologie du XXᵉ siècle puis un doctorat sous la direction de Gianfranco Vinay et Georges Molinié.
RM : Autant de domaines d'études qui vous permettent d'acquérir un bagage certain et de vous faire une réputation !
JBS : J'ai en effet été appelé par Luciano Berio pour collaborer à l'activité du centre de recherche Tempo Reale qu'il a créé à Florence en 1987. J'avais en charge la partie pédagogique que j'ai développé durant sept ans. J'ai ouvert cinq studios de musique électronique dans plusieurs villes d'Italie (Florence, Milan, Sienne, Rome) grâce à l'aide financière de donateurs généreux. J'ai frappé aux portes des fondations et appris à parler aux mécènes. Mais je n'ai pas voulu poursuivre ce travail après la mort de Berio en 2003 car la tâche était devenue trop lourde et je voulais garder du temps pour ma composition.
RM : Et vous quittez définitivement votre pays pour vous installer en France.
JBS : Je cherchais un poste d'enseignant dans un conservatoire et j'apprends que le directeur de l'école nationale de musique de Montbéliard, Jacques Clos, bénéficiant d'un budget considérable, veut doter son établissement d'un pôle de création incluant l'équipement d'un studio électroacoustique. J'ai aussitôt postulé et me suis retrouvé à la tête d'une équipe de sept professeurs au sein d'un département de création unique en France. J'ai également fondé ma propre structure de diffusion, sous le nom d'Ensemble de musique interactive, une compagnie dédiée à la musique mixte (instruments et électronique) qui, à cette époque, n'était guère active en dehors des grandes institutions.
« Mon objectif est de faire jouer ma musique dans des lieux qui ne soient pas préposés à la musique contemporaine. »
RM : C'est également pour vous une époque de réflexion qui vous amène à vous exprimer sur la situation de la musique contemporaine et la place du compositeur dans la société.
JBS : En 2003, j'écris mon manifeste, La nuova pratica, en italien d'abord, que je me décide à traduire en français en 2007. J'y exprime d'abord mon inquiétude face à une musique de création, celle qui a intégré les nouvelles technologies notamment, qui s'est ghettoïsée et éloignée du grand public. La génération 25, celle des Nono, Berio, Stockhausen, Xenakis, a senti la nécessité de sortir des lieux de concert habituels, d'investir d'autres espaces pour renouveler les publics et diversifier les situations d'écoute. Celle des années 70, aux prises avec des outils lourds et coûteux, la fameuse 4X de l'Ircam par exemple, a confiné le monde de la création dans les quelques institutions qui pouvaient l'accueillir et s'est de nouveau coupée de toutes les oreilles, curieuses et à l'affût des avancées technologiques, qui n'ont pas toujours l'envie ni les moyens de rejoindre le noyau des « spécialistes ». Je fais partie de la génération suivante, celle des ordinateurs portables et des logiciels intégrés qui peuvent s'exporter n'importe où et produire du « temps réel » (transformation du son en direct) en quelques clics. J'ai donc décidé d'aller à la rencontre du/des publics, en créant ma propre compagnie et en me rappelant cette phrase de mon maître Berio : « il n'y a pas de petits concerts ».
Je travaille aujourd'hui avec l'industrie de luxe, les grandes marques comme Chanel ou Hermès que j'ai su convaincre et qui m'ont soutenu financièrement dans la réalisation de certains projets, sans intervenir sur mes choix esthétiques et la teneur de mon travail de création. Ainsi, trois de mes quatuors à cordes avec électronique, dont une commande de la Maison Chanel, ont été donnés au Japon dernièrement, dans un lieu qui n'était pas une salle de concert et devant un public non initié, à qui j'avais présenté le programme en amont et qui a très bien réagi, en dépit des appréhensions du programmateur. Mon objectif est de faire jouer ma musique dans des lieux qui ne soient pas préposés à la musique contemporaine, de manière à toucher un auditoire aussi large que possible. Ma rencontre avec la Maison de maroquinerie Camille Fournet en 2015, qui a été mon mécène durant 4 ans, a été déterminante. Elle m'a permis de donner des concerts dans le monde entier et de développer mes propres outils technologiques (ceinture et gants avec capteurs) que l'on a pu apprécier lors du concert-performance donné dans l'escalier du Grand Palais durant l'exposition Artiste & Robots de 2018.
RM : Venons-en à votre musique. Vous êtes compositeur et performeur dites-vous…
JBS : Tout à fait. J'aime être sur scène avec les musiciens, aux manettes de mon ordinateur car ma musique, instrumentale ou vocale, inclut toujours l'électronique live. Il est important pour moi d'être actif au moment du concert. J'étais d'ailleurs sur scène avec la danseuse dans TERRA, la performance du Grand Palais où j'avais mis les fameux gants capteurs de mouvements conçus dans le cuir de la Maison Fournet. A ce propos, je porte 24h/24 une ceinture du même cuir orange, placée au niveau des pectoraux, qui capte mes mouvements cardiaques ainsi que ma respiration et permet à chaque instant d'émettre du son en fonction des données recueillies.
RM : Belle interactivité ! Mais vous poussez plus loin encore l'expérience de la rencontre avec l'auditeur en rendant public l'acte même de l'écriture.
JBS : Il faut, pour en rendre compte, que je revienne quelques années en arrière, lorsque j'ai commencé à écrire mes partitions avec les logiciels Finale et Sibelius, alors que j'avais pratiqué jusque là une écriture à la main aussi soignée qu'authentique : l'ordinateur me donnait l'opportunité de composer lors de mes voyages dans n'importe quel endroit, il corrigeait les fautes, me permettait d'effacer et de recommencer sans états d'âme jusqu'à ce que je m'aperçoive que l'âme même se détachait de ma musique qui devenait sans intérêt. J'ai même fait supprimer un des mouvements de mon deuxième quatuor, dont c'était la création, juste après la générale, au grand dam des musiciens qui n'aiment pas être déstabilisés à cette étape de leur travail.
RM : La prise de conscience est cruciale, qui bouleverse votre manière de faire…
JBS : On est en 2007 et je n'ai qu'une envie, celle de reprendre l'écriture à la main, avec cet art de la calligraphie, porteur d'identité, qui fait partie de mon geste de créateur. J'ai d'abord cherché une qualité de papier qui me convienne, sans être totalement satisfait du résultat jusqu'à ce que ma compagne me propose d'écrire sur sa peau… Une première expérience qui eut valeur d'acte initiatique. J'y ai retrouvé la beauté et la sensualité du geste mais aussi la profondeur qu'il induit. Composer sur du vivant engage une responsabilité vis à vis de la personne sur laquelle vous travaillez. La concentration doit être totale car la rature y est impossible. L'accident sera pris en considération mais ne pourra pas être corrigé. Écrire sur la peau est pour moi un acte sacré, accompagné d'un rituel qui s'accomplit à chaque séance. Cette nouvelle pratique pourrait s'intituler « en respirant ensemble ». Car pendant que je trace les lignes, les symboles, les notes, les intentions des partitions sur un corps, le modèle respire avec moi, au même tempo, au même rythme. Au départ, j'avais peur d'en parler, surtout dans le milieu « sur-habillé » de la musique, où l'érotisme n'a plus cours. Puis, j'ai eu l'idée de photographier le dos tatoué de ma compagne ; les clichés ont circulé et j'ai rapidement été contacté par des galeries intéressées par mes images ; ce qui m'a encouragé à faire connaître ma pratique du « Bodyscore » et en amplifier le champ d'action grâce aux performances.
RM : Vous voulez dire que vous écrivez sur la peau en public ?
JBS : Pour de multiples raisons que je ne vais pas aborder ici, j'ai senti à un moment donné la nécessité d'écrire devant témoins. En accord avec mes modèles et selon une charte qui stipule les modalités de la prestation, j'ai décidé de rendre public l'acte d'écrire : une performance qui ne manque pas de soulever des tas de questions de la part du spectateur, y compris des précisions techniques s'agissant de l'écriture musicale – le dessin des multiphoniques de la clarinette, des harmoniques du violon, etc… chose que l'on ne pourrait imaginer dans un concert habituel. Lorsque l'interprète est convié, le public assiste à la création la musique qui vient de s'écrire sous ses yeux. C'est ainsi que j'entends reconquérir les espaces que la musique contemporaine avait perdus, en mettant le public au cœur du processus de composition. L'idée me vient aujourd'hui de donner des cours d'écriture sur la peau.
« C'est ainsi que j'entends reconquérir les espaces que la musique contemporaine avait perdus, en mettant le public au cœur du processus de composition. »
RM : Il fallait trouver un moyen de laisser une trace de cette écriture, somme toute périssable, puisque tout peut s'effacer très rapidement…
JBS : Sous forme de tatouages éphémères destinés à disparaître à l'eau, cette nouvelle pratique trouve sa seule chance de survie dans la photographie. Je me suis donc formé à la photo et j'ai inventé un nouveau genre de reproduction en noir et blanc qui porte le nom « d'identigraphie ». En premier lieu, je décide de la position du corps qui apparaîtra sur la photo, non seulement pour sa lecture mais pour renforcer et affirmer l'expressivité du passage musical en question. Les modèles avec qui je travaille connaissent très bien mon projet et collaborent avec moi dans le plus grand respect et le plus grand soin. Je reviens du Japon où la Maison Chanel a organisé l'exposition d'une soixantaine de mes photos qui retiennent aujourd'hui toute l'attention des galeristes.
RM : Vous avez le 9 mars prochain une commande de la compagnie Flashback de Perpignan initiée par son directeur Alex Vert. Qu'en est-il de cette nouvelle œuvre à venir ?
JBS : Je précise d'abord que, pour des raisons pratiques, je réalise toujours un format PDF de la partition à l'adresse des interprètes qui doivent jouer ma musique. Mais j'ai bien entendu commencé à écrire la partition sur la peau d'un modèle. Pour autant, le projet original de Twin Peaks (en référence à la série télévisée de Max Frost et de David Lynch) fédère toute une équipe, à savoir trois compositeurs, deux interprètes (violon et violoncelle) et un vidéaste. Le spectacle multimédia d'une heure, intégrant l'électronique, prévoit l'enchaînement des trois pièces et m'invite à un travail in situ auquel je n'ai encore jamais été confronté. Je vais en effet coécrire la partie musicale avec les interprètes qui doivent la jouer sans partition. Ils m'ont fourni un cahier des charges très détaillé, qui précise les gestes, les déplacements, les situations de jeu qu'ils ont imaginés et auxquelles je dois apporter de la matière et du développement. Je suis très excité par cette expérience qui articule de manière subtile l'écriture et l'improvisation et donne tout son sens à mon propre concept de « musique interactive ».
RM : Avez-vous d'autres projets en préparation ?
JBS : Je travaille également sur une composition au long cours que j'ai intitulée Alias. C'est un projet pour lequel j'ai sollicité la collaboration de cinq créatrices. Alias fait référence aux cinq éléments de la cosmologie chinoise à partir desquels j'ai imaginé des associations avec la musique : musique et danse, musique et cendres, musique et terre, musique et eau, musique pure… Je vis dans un milieu de féministes et j'ai pris conscience, en tant qu'homme, de la nécessité d'un mouvement de notre part : Alias est un hommage au statut de la femme, l'éloge de la femme.