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Nos sociétés modernes, où tout est codifié, structuré, ne laissent plus voir le rôle essentiel de la musique. Car si le rire est le propre de l’homme selon Rabelais, ce qui distingue plus sûrement l’homme de l’animal c’est bien la musique. Depuis 35 000 ans, comme en témoigne la première flûte retrouvée, l’homme pratique la musique. Mais pourquoi ?
C’est qu’à ce jour l’on ne sait plus, tant la musique est présente dans notre quotidien. Par sa constante répétition elle est devenue le nouvel ordre qui s’oppose au bruit. Grâce à l’enregistrement, dans les parkings, ascenseurs, magasins, gares, métros elle masque les bruits humains et éloigne les peurs que subissent les humains dans le grand brouhaha de la vie moderne. Ce, au point que certains considèrent la musique enregistrée surabondante comme un nouveau bruit. Mais de son rôle essentiel, de sa nature et fonction qui en a encore conscience ?
Aristote, déjà, relevait le pouvoir cathartique de la musique. Theodor Adorno dénonçait la barbarie des cultures de masse qu’il nomme « industrie culturelle » ; car pour lui, les masses subissent et ne sont pas créatrices de cette culture. Avec ces deux extrêmes, temporels et perceptifs, est révélée la capacité de la musique à être opérative. C’est là qu’intervient le Pharmakon qui, dans sa définition grecque, est autant le remède que le poison, mais surtout désigne aussi le « bouc-émissaire ».
Les groupes sociaux s’agrandissant, les humains confrontés à l’égalité sont victimes du triangle primaire de la violence causé par le désir¹. Comme en témoignent les mythes : Atrée et Thyeste, Caïn et Abel, Romulus et Remus etc. et le tabou de la gémellité que l’on retrouve dans de nombreuses sociétés primitives.
Ainsi l’homme utilise la capacité du bruit de « mettre à mort » (en effet le bruit tue le silence). En structurant le bruit, la musique – art de combiner les sons selon des règles – réalise deux objectifs : remettre de l’ordre dans le désordre des bruits et utiliser sa capacité de mort pour abattre le bouc émissaire C’est ce rôle anthropologique essentiel de la musique qui permet l’évacuation de la violence, qui participe de la guérison pratiquée par les chamans et c’est bien ce en quoi Aristote définissait son pourvoir cathartique.
Plus près de nous, Sigmund Freud pose en 1905 pour la première fois le concept de sublimation. Processus inconscient de conversion des pulsions, ces dernières sont déviées vers une satisfaction esthétique. C’est leur donner un ordre symbolique, c’est détourner les pulsions de mort et de sexe, ainsi que l’effroi ; mais aussi cette propension moderne et collective des humains à l’hubris (la démesure, l’excès) c’est se passer de l’immédiat pour lui préférer la beauté du geste. La sublimation pour Freud est la clef du processus de symbolisation. Elle permet d’évacuer les pulsions, vers l’acte créatif et artistique.
Mais le concert dans tout cela ?
En venant au concert, le spectateur, l’auditeur surtout, vient assister au sacrifice symbolique du « bouc émissaire ». Celui-ci chargé de toute la violence, des pulsions ou tout simplement des tensions humaines est mis à mort par la musique. Le concert, c’est la forme moderne du rituel chamanique ancestral qui soigne plus les peurs que les réelles maladies ; en tout cas en « tuant » la cause, il guérit des effets.
L’œuvre certainement la plus emblématique correspondant à cette définition est sûrement Le Sacre du printemps de Stravinski. Tout y est : la danse, les rythmes puissants et répétitifs propices à la transe, et le sacrifice.
Quel est alors ce mal-être des musiciens ? Il relève du sacré. En effet l’art de la musique n’est pas donné à tout le monde. Les chamans étaient bien souvent les seuls à pratiquer la musique de leurs rituels, et ceux qui les assistent dans le rôle du musicien sont investis de leur pouvoir. Aujourd’hui n’est pas musicien qui veut, et ceux qui réussissent possèdent des qualités qu’eux-mêmes parfois ignorent. Leur extrême sensibilité en fait des « écorchés vifs » propices à recevoir et donner. C’est ce qui fait toute la puissance du concert en direct, cet échange entre public et musiciens.
Mais cela nécessite une forme. Tout comme la relation entre le thérapeute et le patient en psychanalyse, il ne peut y avoir de relation de proximité. Une distance est nécessaire, propice entre autres à l’écoute, et ce n’est pas pour rien que les musiciens sont habillés de façon neutre, en noir. Le chaman est masqué, à l’instar de la tragédie grecque. La distance est bien nécessaire dans le rituel, et cela concerne aussi celui de l’évacuation de la violence par la musique.
Or que se passe-t-il aujourd’hui ?
Sous prétexte de démocratisation et de conquête de nouveaux publics, les formes habituelles du concert sont bouleversées. Les répétitions sont filmées et diffusées sur les réseaux, « spoilant » tout effet, affadissant le potentiel émotionnel du concert à venir. Des concerts sont organisés où public et musiciens s’entremêlent sur scène. La rupture de la distance entre le spectateur et l’acteur, en l’occurrence le musicien, bloque le processus de transfert entre le « peuple » et le « célébrant ». Et c’est de cette impossibilité que naît le malaise du musicien. À la fois récepteur de la violence et acteur de la sublimation, le musicien perd par ces nouvelles pratiques l’anonymat propre à sa fonction, où son geste et scruté au plus près, où la barrière de l’intime est rompue. Il se retrouve empêché dans son acte de catharsis.
Que se passe-t-il si, comme Anne Dufourmantelle le dénonce², le sublime comme défini par Freud disparaît au profit du déni et du passage à l’acte ? Si plus personne ne perçoit le langage de la musique ? Jacques Derrida affirme qu’il n’y a pas de musique avant le langage ; et Claude Lévi-Strauss précise que la musique c’est le langage sans le sens. Car le sens est dans la musique, global.
Prenons pour exemple quelqu’un qui est frappé d’amusie, cette maladie qui empêche l’auditeur de percevoir un sens à la musique. Comme lorsqu’on entend une langue inconnue, on n’en perçoit ni le sens ni ne devine les intentions et émotions. Le célèbre révolutionnaire Che Guevara en était atteint ; la perception, même inconsciente, du sens de la musique lui était impossible. Et le passage à l’acte ne lui posait aucun problème, comme en témoigne Luciano Medina³ : « Il tuait comme on avale un verre d’eau ».
1 René Girard la violence et le sacré. Fayard/Pluriel 2011
2 Anne Dufourmantelle libération 9 juin 2006
3 Jacobo Machover la face cachée du Che. Buchet Chastel 2008