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Qui était Diego Ortiz dont on commémore cette année un double anniversaire ? Sans doute l'un des artisans les plus actifs dans les inventions musicales de la Renaissance, grâce à la parution d'un traité dédié à l'art de bien enrichir un discours.
Diego Ortiz, né vraisemblablement à Tolède, reste un personnage assez mystérieux dont on ne sait que peu de choses concernant sa vie, y compris ses dates de naissance et de mort qui demeurent approximatives (1510-1570). Cet apparent compte rond est l'occasion pour nous de prendre le temps de se rapprocher d'un musicien fondamental, au cœur de cette Renaissance espagnole qui s'était largement étendue jusqu'au royaume de Naples, alors géopolitiquement lié à l'Ibérie. Sa signature « Diego Ortiz tolledano » suppose qu'il naquit en Castille. Il y passa la première partie de sa vie, avant de s'installer à Naples à partir des années 1550 où il devint maitre de chapelle à la cour du roi Fernando.
1553, une date importante dans la production de Diego Ortiz
Cette année-là il publie à Rome un important ouvrage qui fait autorité encore de nos jours pour l'étude de la pratique instrumentale au XVIᵉ siècle : Trattado de glosas sobre clausulas y otros generos depuntos en la musica de violones (Traité de gloses). Il s'agit d'une méthode concernant une manière particulière d'orner un texte musical. Cela s'adresse essentiellement au jeu de la viole solo ou en duo, mais peut facilement être appliqué à d'autres instruments comme le clavecin. La glose permet de varier efficacement une ligne mélodique présentée en valeurs longues, en remplissant les durées par des figures de notes plus ou moins serrées. L'origine de ce procédé remonte aux ouvrages du vénitien Silvestro Ganassi, quelques années auparavant.
La plupart des musiciens du XVIᵉ siècle ont utilisé ce principe, dont Antonio et Hernando de Cabezon, ce dernier faisant paraitre un recueil de pièces pour le clavier intitulé Glosados où l'on retrouve la plupart des thèmes musicaux utilisés par Ortiz. Après une première partie strictement pédagogique, Le Traité de gloses propose un deuxième volet de pièces composées et glosées par Diego Ortiz sur des thèmes originaux ou des mélodies à la mode, représentant les plus beaux exemples de la Renaissance. Il utilise notamment des madrigaux de Jakob Arcadelt et de Pierre Sandrin, l'air La Spagna, ou des grilles harmoniques habituelles sur les Passamezzi, ancien et moderne, sur lesquels il développe ses théories. Il nomme ces pièces Recercadas (Ricercari en italien). De plus, il propose plusieurs versions d'une même œuvre dans diverses tessitures, ce qui permet à l'apprenti musicien de se familiariser plus avant avec les secrets de la glose et aussi avec l'usage des cadences. Il publie son traité à Rome en 1553 dans les deux langues, espagnole et italienne.
Le deuxième chef-d'œuvre de Diego Ortiz dédié au chant sacré
En 1565, il devient le maitre de chapelle du duc d'Alcalà. La même année, il publie à Venise Musices liber primus hymnos, Magnificas, Salves, motecta, psalmos (ses manuscrits sont conservés au Vatican et à Vienne). Il s'agit d'une collection de 69 pièces de 4 à 7 voix, toutes basées sur des thèmes de plain-chant. Directement issus des nouvelles directives du concile de Trente, ces œuvres respectent une certaine solennité liée au chant grégorien, tout en s'autorisant quelques concessions liées à un aspect plus polyphonique, qui permet à la fois une belle expression émotionnelle et d'avantage de liberté dans la construction musicale. Cet ensemble de pièces, à l'image du traité de gloses, propose une gradation de plus en plus sophistiquée, depuis l'homorythmie jusqu'aux savantes polyphonies de 4 à 7 voix. Le recueil offre de nombreux Psaumes et Antiennes propices aux offices de Vêpres. Ces musiques sont lumineuses et s'inscrivent dans ce temps de fastes, si bien confirmé quelques années plus tard par Monteverdi. Hymnes et Magnificats exploitent encore plus avant ces dialogues « alternatim » entre les chantres « unisono » et la schola polyphonique, soutenue par un ensemble de violes et le clavier.
Signe de son importance et de sa notoriété : Diego Ortiz dans un célèbre tableau
Dans le chef-d'œuvre de Paulo Veronese, Les noces de Cana, exposé au Musée du Louvre, se glisse parmi le petit groupe de musiciens au centre de la toile celui qui pourrait bien être Diego Ortiz, jouant de la viole et qui aurait peut-être servi de modèle au peintre (voir l'image de une de cet article). Cette hypothèse est plausible par la concordance des dates avec la parution du Musices liber et par la ressemblance avec le portrait du Trattado de glosas. Il s'agit là d'un clin d'œil, comme cela était fréquent à l'époque. Cela rappelle un autre exemple marquant, celui du tableau de L'enterrement du Comte d'Orgaz à Tolède, où le Greco se représente lui-même dans l'assemblée, levant la main en signe de salut.
La discographie rend justice à ce précieux compositeur au travers de ses deux ouvrages fondamentaux. Deux exemples le montrent : Jordi Savall a rendu hommage à Ortiz et son traité avec un disque Alia Vox qui lui est entièrement consacré. Cet interprète, spécialiste de la viole, joue également en concert les Recercadas du maitre de la glose, ainsi rendu familier au plus grand nombre. Un autre CD Alpha, à partir du Musices liber propose la reconstitution d'un office de Vêpres, par l'ensemble Cantar Lontano dirigé par Marco Mencoboni. Diego Ortiz apparait là comme un compositeur inventif. Ses idées tant polyphoniques que mélodiques sont ici portées par des chanteurs nourris du style vocal propre à la Renaissance, avec ses aspérités et ses débordements.
Grâce à ses deux ouvrages, essentiellement son « Trattado » qui codifie un langage nouveau, Diego Ortiz s'est fait une place de choix parmi les grands compositeurs de la Renaissance, ouvrant un chemin que prendront ses contemporains et successeurs en matière d'ornementation d'un discours de plus en plus basé sur la rhétorique. 510 ans et 450… Diego Ortiz peut se célébrer doublement, il le mérite !