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Une Femme sans ombre mais pas sans éclat au Théâtre des Champs-Élysées

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Paris. 17-II-2020. Théâtre des Champs-Élysées. Richard Strauss (1864-1949) : Die frau ohne Schatten, opéra en 2 actes sur un livret d’Hugo von Hofmannsthal. Avec : Lise Lindstrom, la teinturière ; Michaela Schuster, la nourrice ; Elsa van den Heever, l’Impératrice ; Stephen Gould, l’Empereur ; Michael Volle, Barak ; Katrien Baerts, la voix du faucon ; Bror Magnus Todenes, l’apparition d’un jeune homme ; Andreas Conrad, le bossu ; Michael Wilmering, le borgne ; Thomas Oliemans, le messager de Keikobad ; Nathan Berg, le manchot. Rotterdam Symphony chorus (chef de chœur : Wiecher Mandemaker) et Maîtrise de Radio France (chef de chœur : Sofi Jeannin). Orchestre Philharmonique de Rotterdam, direction : Yannick Nézet-Séguin

La Femme sans ombre et sans mise en scène ! Voilà qui pouvait paraître un pari osé tant on aurait pu penser qu'un tel livret ne pouvait être lisible qu'avec le soutien d'une vision scénique. C'était sans compter sur un chef et des chanteurs qui portent cette partition féerique au sommet.

Elza van den Heever (c) Jiyang ChenLe livret de La Femme sans ombre est vraiment troublant en ces temps de débats autour de la PMA/GPA. Il y est question de maternité, de stérilité, d'humanité, de marchandisation du corps… « Tout est à vendre chez les humains » s'écrit la nourrice pour convaincre l'Impératrice – personnage féerique et désincarné – de monnayer l'ombre (comprenez la fertilité) de la teinturière, une femme bien réelle empêtrée dans ses déboires conjugaux et une existence décevante. Car sans ombre, pas d'enfant et sans enfant, son empereur sera changé en pierre par papa. Un parcours initiatique à l'image de celui de la flûte enchantée qui aboutira à la maternité et l'humanité tant attendue, et à la réconciliation.

commence l'écriture de la musique en 1914 mais il faudra attendre 1919 pour réussir à créer cette œuvre jugée trop difficile à monter. La complexité de l'intrigue se déroulant entre le monde des esprits et celui des humains, la richesse d'une partition capiteuse nécessitant un effectif pléthorique et des chanteurs surpuissants expliquent pour une bonne part cette réputation.

La Femme sans ombre est un opéra de chef car l'orchestre y a une place prépondérante notamment à travers de nombreux interludes musicaux instaurant les changements de scènes et d'atmosphères. Ce soir, le public parisien est venu entendre défendre cette œuvre qu'il dirigera également au Metropolitan Opera de New York, dont il est le nouveau directeur musical, en avril-mai.

À la tête de l', il impose d'abord un premier acte très segmenté, oscillant entre alanguissements mettant en exergue les détails et soignant les textures (magnifique entrée de l'empereur), et coups d'accélération expressionnistes. L'impression d'être dans un poème lyrique plus que dans un opéra domine. Puis, la battue s'amplifie et les actes II et III semblent plus unifiés et tendus dans un discours qui jamais ne faiblit et ne perd de vue le théâtre de l'humanité et de son désarroi. Ce qui frappe surtout, ce sont les contrastes d'atmosphères et le soin apporté aux couleurs de l'orchestre qui sait passer de la plus extrême noirceur à la lumière la plus aveuglante, des décibels écrasantes à des espaces chambriste hallucinants de délicatesse (scène de l'empereur au II avec les violoncelles qui ne sont pas sans rappeler les « Métamorphoses » et sublime premier violon au III pour les appels de l'impératrice à son père). Les chœurs enfin, endossent parfaitement le caractère merveilleux et le mystère de la partition. Une splendide lecture qui nous laisse sonnés.

Pour parvenir à cet enivrement, il faut aussi des chanteurs d'exception. La distribution réunie ce soir a mérité les ovations rendues quand on connaît le caractère « meurtrier » de la partition.

La première surprise vient des apparitions du jeune homme et de la voix du faucon respectivement incarnés par le ténor et la soprano qui exposent des timbres lumineux et une ligne de chant parfaitement maîtrisée. ne manque pas de charisme pour les interventions du messager de Keikobad et les trois frères parasites de Barak assument parfaitement le comique et la rythmique qui leur est imposée.

Malgré le temps qui passe sur cette voix singulière, impressionne toujours dans le rôle de la nourrice. Musicienne hors pair, elle sait se servir de ses sauts de registres désormais abrupts pour apporter beaucoup d'aplomb à une interprétation nuancée, entre malice, perfidie et inquiétude.

L'apparition de au I est saisissante. La puissance de la voix et l'assurance des aigus n'empêchent jamais les nuances et on reste admiratif face à une telle attention aux mots. Le monologue du II, magnifiquement accompagné par le violoncelle solo, est une leçon de chant époustouflante malgré les difficultés. L'acte III expose quelques faiblesses mais quel autre chanteur pourrait donner chair à ce rôle crucifiant avec tant de style ?

Crucifiant est aussi le rôle de la teinturière. impressionne par la projection de sa voix, par ses aigus dardés et par le panache qu'elle met à incarner le rôle. On peut certes regretter une absence de rondeur, de séduction et de sensualité dans cette voix un peu acide mais elles ne sont pas nombreuses les chanteuses à aller au bout de ce parcours du combattant sans faiblir. Elle en fait partie et son interprétation demeure sincère, intègre et marquante tout au long de la soirée.

Montons encore d'un cran. Il est des chanteurs qui sont une évidence, quel que soit leur rôle. fait partie de ces artistes qui s'engagent corps, voix et âme dans leur entreprise d'habiter un rôle. Un timbre d'une grande beauté, une autorité et un charisme naturels, une modulation du phrasé et des couleurs lui permettent d'offrir sans aucune peine apparente l'un des Barak les plus lumineux, nuancé et humain que l'on ait pu entendre. Ses interventions coulent avec une évidente simplicité et trouvent la note juste, celle qui tirera les larmes en une fraction de seconde.

Enfin, effectuait ce soir la prise de rôle de l'impératrice. Est-ce ce qui explique une certaine réserve et une froideur dans le chant à l'acte I ou est-ce plutôt un souhait d'instaurer une évolution du personnage au fil des actes ? On le devinera peut-être lors de ses prochaines incursions dans le rôle mais ce qui est évident, ce sont les splendeurs d'une voix aux moirures ensorcelantes, diamant aux milles facettes qui s'intègre parfaitement dans l'esthétique straussienne. Techniquement, c'est la perfection. Une voix également projetée sur tous les registres – et on sait les sauts de registres qu'elle doit opérer tout au long de sa redoutable partition -, une ligne de chant qui jamais ne se rompt, un souffle infini… Les aigus scotchent au fauteuil, les graves sont pleins, le timbre est lumineux et la voix, ductile et ronde, offre des couleurs inouïes. Au III, l'invocation au père est un sommet d'incarnation vocale. Vraiment, on pourrait passer beaucoup de temps à se perdre dans l'écoute de ce chant hypnotique, à l'image d'une partition à la suffocante beauté.

Crédits :  © Jiyang Chen

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Paris. 17-II-2020. Théâtre des Champs-Élysées. Richard Strauss (1864-1949) : Die frau ohne Schatten, opéra en 2 actes sur un livret d’Hugo von Hofmannsthal. Avec : Lise Lindstrom, la teinturière ; Michaela Schuster, la nourrice ; Elsa van den Heever, l’Impératrice ; Stephen Gould, l’Empereur ; Michael Volle, Barak ; Katrien Baerts, la voix du faucon ; Bror Magnus Todenes, l’apparition d’un jeune homme ; Andreas Conrad, le bossu ; Michael Wilmering, le borgne ; Thomas Oliemans, le messager de Keikobad ; Nathan Berg, le manchot. Rotterdam Symphony chorus (chef de chœur : Wiecher Mandemaker) et Maîtrise de Radio France (chef de chœur : Sofi Jeannin). Orchestre Philharmonique de Rotterdam, direction : Yannick Nézet-Séguin

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2 commentaires sur “Une Femme sans ombre mais pas sans éclat au Théâtre des Champs-Élysées”

  • AffiliateLabz dit :

    Great content! Super high-quality! Keep it up! 🙂

  • Marie Christine dit :

    Remercions d’abord le théâtre des Champs Elysées d’avoir mis l’oeuvre au programme.
    Michael Volle, exceptionnel, dominait la soirée, valant à lui seul le déplacement ! La puissance, le jeu, le phrasé, tout y était.
    Stephen Gould et Michaela Schuster, qui vivait vraiment son rôle et n’a peut-être pas été autant applaudie qu’elle le méritait, étaient très bons également.
    J’ai, par contre, été très déçue par l’orchestre et son manque de subtilité et de vision d’ensemble (la comparaison avec Böhm, Karajan, Thielemann est cruelle). Mais était-ce le mieux adapté à ce type d’ouvrage ?

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