Le triptyque Les châtiments de Kafka porté à la scène par Brice Pauset
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Avec les forces vives de l'Opéra de Dijon, sous la direction du chef argentin Emilio Pomarico, le compositeur Brice Pauset présente en création mondiale son opéra Les Châtiments sur une adaptation du texte de Franz Kafka. Le compositeur revient sur la genèse de l'œuvre et le travail mené en collaboration avec ses deux partenaires, Stephen Sazio et David Lescot.
ResMusica : Vous n'en êtes pas à votre première expérience scénique mais on peut dire que Les Châtiments constitue votre premier format opératique de grande envergure.
Brice Pauset : Lors de ma résidence en 2013, année du bicentenaire de Wagner, j'avais présenté sur ce même plateau à Dijon Die alte Frau (Prélude à l'Or du Rhin) et Drei Nornen (Prélude à Siegfried), deux ouvrages lyriques d'une demi-heure qui engagent librettiste et metteur en scène. Je pourrais également mentionner cette autre partition de vingt-cinq minutes, Das Mädchen aus der Fremde, que j'ai co-écris avec Isabel Mundry et qui a été créée en 2005 au Théâtre de Mannheim en collaboration avec la chorégraphe Reinhild Hoffmann. Mais l'ampleur de ce nouvel opéra en allemand, Strafen (« Les Châtiments »), est tout autre : ce sont deux heures trente de musique, avec un entracte, où sont réunies, comme l'avait souhaité Kafka, trois de ses nouvelles : Le Verdict, la Métamorphose et Dans la Colonie pénitentiaire.
RM : Kafka est un écrivain particulièrement sollicité par les compositeurs : Citons Philippe Manoury avec K, Michael Levinas (La Métamorphose), mais aussi György Kurtag. Quelles sont les raisons qui vous ont amené vous-même à travailler sur le triptyque kafkaïen ?
BP : En bon platonicien que je suis, je mentionnerai au départ une idée, ou plutôt deux, qui se croisent. D'abord ce renversement de situation dans le monde contemporain qui me questionne, s'agissant du rapport entre les générations. La jeunesse, il y a quelques années encore, semblait être promise à un avenir meilleur que celui de ses parents. Or il semble aujourd'hui qu'elle ait à subir toutes les catastrophes humanitaires (économique, climatique, etc.) face auxquelles elle n'a pas les armes nécessaires pour lutter. Le Verdict et La Métamorphose, qui constituent dans l'opéra une continuité, avec ce même thème du père qui anéantit sa progéniture, se lisent comme les symptômes prophétiques de cette situation critique. La seconde idée concerne la position de l'État face aux corps de ses sujets, un État qui a de plus en plus d'emprise sur le corps des citoyens et de possibilités d'asservissement. Dans le troisième volet de la Trilogie, l'idée s'incarne dans cette machine monstrueuse que Kafka décrit dans ses moindres détails et qui inscrit durant de longues heures sur les corps des condamnés les sentences prononcées par un État tout puissant.
Nous avons respecté l'ordonnance souhaitée par Kafka. Les deux premiers actes se passent à Prague, dans un décor bourgeois très confiné, tandis que le troisième opère la rupture, quant au lieu d'abord, qui n'est pas nommé, situé dans un pays chaud et sablonneux… L'action quant à elle se radicalise, avec cette machine à supplices qui broie les condamnés lors de séances publiques. Mais le nouveau Commandant entend changer la donne, au grand dam de l'Officier qui conclut avec sa machine ce que je serais tenté d'appeler « un mariage mystique ».
« Lorsque l'écrivain pragois lisait ses textes en public, on raconte que tout le monde riait aux larmes ! »
RM : Le livret est adapté par le dramaturge Stephen Sazio, « selon le principe de la plus petite intervention possible », dites-vous, pour préserver le verbe de Kafka. Qu'est-ce qui caractérise plus précisément le Prager Deutsch qui passe dans le texte de l'auteur ?
BP : C'est un peu la différence qu'il y a entre le français parler en France et celui des Canadiens, avec des conjugaisons différentes, des significations locales et beaucoup de monosyllabes imprimant à la langue allemande une scansion particulière qui m'intéresse musicalement. Il faut écouter les enregistrements de l'écrivain pragois Max Brod, ami de Kafka, qui fait des lectures de ses manuscrits, pour en apprécier la teneur. J'ai beaucoup étudié ces particularités, dont on a une trace plus présente dans les nouvelles traductions des œuvres de Kafka.
RM : Êtes-vous intervenu vous-même dans cette adaptation du livret ?
BP : Je dirais qu'elle s'est faite à six mains, avec Stephen Sazio et le metteur en scène David Lescot ; nous avons correspondu presque journellement pour décider des coupures, rétablir le style direct quand on en sentait la nécessité et condenser la matière textuelle pour la rendre viable à l'échelle de l'opéra. J'ajoute que l'opération s'est faite sans douleur, le troisième volet ne nécessitant pratiquement aucune intervention. J'ai quant à moi répondu aux injonctions du metteur en scène, dans La Métamorphose notamment, où la musique devait servir certaines situations dramaturgiques qu'il avait imaginées.
RM : Est-ce un opéra conçu selon les normes du genre, à savoir l'orchestre dans la fosse et la position frontale des chanteurs ou avez-vous conçu un espace dramaturgique plus singulier ?
BP : L'orchestre est dans la fosse, particulièrement spacieuse à Dijon, où je fais également venir un ensemble madrigalesque de six voix durant La Métamorphose. Il va agir sur la voix de Gregor, comme pourrait le faire l'électronique, en direct mais sans l'électricité, dans un effet de déconstruction phonétique. Le traitement s'opère dans un processus de transformation toujours plus avancé, accentuant d'autant le devenir d'insecte de Gregor ; jusqu'à ce que le baryton soit sans voix, mimant ses actions sur la scène, alors que des instances bruitées – des accessoires prévus à cet effet – nous parviennent de la fosse.
RM : Quel type d'orchestre y-a-t-il en fosse ?
BP : Celui de Bruckner, à savoir des bois par deux, incluant les clarinettes basse et contrebasse, et un pupitre de cuivres renforcé, avec notamment huit cors dont quatre tubas Wagner que j'utilise assez régulièrement. Ces instruments qui diffusent vers le haut, comme les bassons, permettent, au sein de l'orchestre, une sorte de spatialisation immanente et une projection sonore très efficace. Le pupitre de percussions est également important, aux côtés de la harpe et du piano. Chaque acte aura son identité sonore et timbrale.
RM : Pour autant, la musique a-t-elle une fonction unitaire dans la proposition opératique ?
BP : Absolument. Au-delà de la rupture dramaturgique qui s'opère entre La Métamorphose et Dans la colonie pénitentiaire, la musique assure une certaine continuité par le biais de « refrains » qui circulent d'un acte à l'autre, surtout entre le deuxième et le troisième.
« J'ai accompagné la scène comme dans les films, en écrivant une musique de slapstick ! »
RM : En ce qui concerne votre écriture vocale, vous évoquez le stile concitato de Monteverdi, un style vocal « agité », avec des notes répétées, envisagé dans un tempo parfois plus rapide que le débit de la parole, précisez-vous. N'est-ce pas handicapant pour la compréhension du texte ?
BP : Pas pour les germanistes en tout cas, puisque le texte ne subit aucun effet de déformation ni de dilatation, bien que chanté sur toute la durée de l'opéra. Je mets l'auditeur en situation de théâtre avec de la musique en sus ; sauf à deux reprises où des « lamentos » sont chantés dans les règles de l'art : par Grete, la sœur de Gregor dans La Métamorphose, désespérée à l'idée de renoncer à ses leçons de violon, vu l'état de son frère qui était le seul à ramener de l'argent à la maison… Le deuxième air/lamento est celui de l'Officier chantant sa nostalgie du « bon vieux temps » où la machine à torturer marchait à plein régime… Je précise encore que dans ce troisième acte, le rôle du condamné est muet, confié à un acteur qui donne un autre relief à ce dernier volet.
RM : David Lescot dit avoir cherché à provoquer le rire de la surprise dans sa mise en scène. Comment la musique participe-t-elle de cette dimension humoristique ?
BP : Nous ne voulions pas minimiser la portée burlesque et très assumée des situations kafkaïennes. Lorsque l'écrivain pragois lisait ses textes en public, on raconte que tout le monde riait aux larmes ! Kafka aimait beaucoup le cinéma et l'on sait quels films, encore muets à son époque, il allait voir, amateur de slapstick, ce genre d'humour impliquant une part de violence physique volontairement exagérée. Il en tirait ensuite des récits aux descriptions très pointilleuses, comme il le fera, dans un autre registre, pour la course en aéroplane de Brescia à laquelle il avait assisté en 1909. Je pense à cette scène épouvantable de La Métamorphose, mais qui peut faire rire lorsqu'on la raconte, où le père se déchaîne sur son cancrelat de fils en le bombardant de pommes et le blessant profondément. J'ai accompagné la scène comme dans les films, en écrivant une musique de slapstick !
RM : Vous mentionnez, en ce qui concerne l'esthétique de l'opéra, une « reprise en main de la catégorie narrative », chose qui est valable pour la musique comme pour la mise en scène, je suppose.
BP : Tout à fait. Je veux insister sur le fait que, chez Kafka, tout doit être pris au pied de la lettre et raconté sans aucun effet de travestissement. Il disait lui-même que La Métamorphose est la représentation rigoureuse de la réalité ! Ainsi la machine qui trône sur la scène au troisième acte, et en devient le personnage principal, est-elle conforme, au détail près, à la description qu'en fait Kafka dans son livre.
RM : Il faut donc qu'il en soit de même pour l'affiche des Lamentations, qui ne manque pas d'intriguer ?
BP : Vu sous l'angle de la narration kafkaïenne, disons que c'est le bain de soleil sous les tropiques qu'aurait pu prendre l'Officier du dernier acte, à ses instants perdus, si la machine à broyer les condamnés avait pu continuer à fonctionner normalement…
Crédits photographiques : Brise Pauset © C.Daguet / Opéra de Dijon
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