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Ils ont tous deux fait leurs études aux États-Unis mais se sont rencontrés à Paris, bien décidés à faire entendre des musiques trop peu défendues à leur goût par les grandes institutions : musique expérimentale, conceptuelle mais aussi projets pluridisciplinaires, performances, etc. Masha Lankovsky et Nissim Schaul se sont donc associés et ont créé Infuse, un organisme à deux têtes accueillant compositeurs et interprètes, qui amorce sa cinquième saison.
ResMusica : Vous vivez tous les deux à Paris depuis plusieurs années. Qu'est-ce qui vous a dirigés vers la France ?
Masha Lankovsky : Je suis née en Russie mais j'ai grandi dans les pays anglophones. Violoniste de formation, je suis allée me perfectionner à l'Indiana University de Bloomington et j'ai débuté ma carrière d'interprète à New-York où je jouais assez souvent de la musique d'aujourd'hui, notamment celle des femmes. J'appartenais à un ensemble de type « Pierrot lunaire » (flûte, clarinette, piano, violon et violoncelle) mais je trouvais que le répertoire ne se renouvelait pas assez. Je suis alors venue m'installer à Paris en 2014, où je joue dans différents ensembles, de la musique d'aujourd'hui mais aussi celle du grand répertoire ; j'enseigne également au CRR de Versailles. C'est par l'intermédiaire d'amis et d'interprètes communs que j'ai rencontré Nissim.
Nissim Schaul : Après mes études de composition à l'Université Columbia de New-York, je suis venu m'installer en 2006 à Paris pour connaître la France, mais l'envie m'a pris d'approfondir mes recherches dans le domaine de l'électroacoustique. Je me suis inscrit alors en master de composition à Paris VIII avec Anne Sedes. J'y ai fait la connaissance de compositeurs et d'interprètes avec qui je me suis liés d'amitié. Lorsque nous avons décidé de travailler en commun, Masha et moi, en 2016, nous avions déjà un réseau de musiciens prêts à nous suivre. Nous avons commencé à travailler avec deux ensembles engagés dans la création et actifs sur la scène alternative : le collectif soundinitiative, d'abord, avec qui Masha avait déjà joué et 20ᵉ dans le noir emmené par la flûtiste taïwanaise Shao-We Chou que j'avais rencontrée au CRR d'Aubervilliers.
Pour ce projet, en choisissant un terme qui appartient aux deux langues (française et anglaise), Infuse, c'est une manière de jeter un pont entre la France et les États-Unis, même si les significations d' « infuse » ne sont pas tout à fait les mêmes dans les deux langues : à l'idée d'imprégnation, de macération, la traduction anglaise ajoute celle d'impulsion, d'énergie voire d'électricité. Infuse est le mixe intéressant de ces deux sens.
RM : Votre programmation suscite souvent la rencontre et le croisement de différentes disciplines. Comment cela a prit forme ?
ML : Au début du projet, nous avions eu une subvention américaine de la Earle Brown music fondation pour faire jouer la musique d'Earle Brown et de Cage mais nous n'avions pas encore de lieu pour concrétiser le projet. Lorsque nous avons découvert l'existence de L'espace des arts sans frontières, située dans le XIXᵉ arrondissement, les responsables de la galerie nous ont immédiatement proposé de nous accueillir pour plusieurs concerts. C'était un espace suffisamment grand et modulable à souhait pour envisager toutes sortes de projets et renouveler le format du concert traditionnel. Nous pouvions envisager le lieu du concert comme une installation, par exemple lorsque le plasticien Yukao Nagemi est venu dessiner en temps réel sur la musique jouée par soundinitiative. Nous avons renouvelé l'expérience avec des pièces de Luc Ferrari telle que Société I, qui transforme la scène en piste de cirque, ou encore avec Le livre des Nombres de Colin Roche, une œuvre-installation où le public est amené à participer. Cette soirée conviant les membres de 20ᵉ dans le noir et Colin Roche, où cinq pièces du compositeur-performer étaient à l'affiche (Le cri de l'étoffe, Roman au miroir, etc.), balançait entre musique et théâtre, engageant les instrumentistes dans des postures plutôt inhabituelles. Mais il nous est aussi arrivé de programmer la musique de compositeurs morts, celle d'Olivier Messiaen (Quatuor pour la fin du temps) qui était mise en résonance avec celle de Tristan Murail et de ses élèves de la Columbia. Cet espace a malheureusement du fermer ses portes en 2018. On a tout de même pu programmer dix-neuf concerts en deux ans.
Nous sommes désormais plus itinérants mais le public nous suit heureusement : au Théâtre de verre dans le 19ᵉ arrondissement, où nous recevrons les compagnies soundinitiative et Alcôme en 2020 ; à la Dorothy's Gallery, une galerie d'art contemporain dans le 11ᵉ où nous avons fait venir le trio L'instance des possibles en novembre dernier, et Reid Hall dans le 6ᵉ, une scène qui a fidélisé un public chaleureux et réceptif, que nous sommes très heureux d'investir en mars prochain.
RM : Avec quels moyens financiers et quels soutiens faites-vous fonctionner Infuse ?
ML : C'est évidemment la question centrale pour une petite compagnie comme la nôtre. Nous avons vécu sans subvention jusqu'à présent, en essayant de nous débrouiller par nous-mêmes, sans pression et en parfaite autonomie. J'aime évoquer l'idée du « mom and pop », (père et mère) américain, à savoir une petite entreprise familiale où nous gérons tout nous mêmes, sans trop nous préoccuper de l'avenir, avec une totale liberté de manœuvre. Même si notre désir le plus cher est, bien entendu, de renouveler ces expériences aussi longtemps que possible.
RM : Quels sont les temps forts de votre saison 2019-2020 ?
NS : Nous avons eu l'idée cette année de faire un mini-festival de piano avec trois artistes qui joueront des musiques des XXᵉ et XXIᵉ siècles au Reid Hall, sur le beau piano à queue mis à notre disposition. L'artiste franco-new-yorkaise Julia den Boer jouera les compositions de Linda-Catlin Smith. C'est ensuite Franco Venturini, pianiste de l'ensemble soundinitiative, qui a mis à son programme les deux Cahiers des Makrokosmos de l'américain George Crumb et des pièces du génial Henry Cowell. Nous recevrons également la pianiste italienne Agnese Toniutti que la violoncelliste Deborah Walker nous a présentée. Son projet, tourné vers les compositrices des XXᵉ et XXIᵉ siècles, fait écho au bilan consternant publié par les Ferienkurze (cours d'été) de Darmstadt, en 2016, s'agissant de la parité hommes-femmes dans la création d'aujourd'hui : sur 1500 compositeurs programmés dans les « Cours d'été » de la ville allemande depuis cinquante ans, on ne compte que 76 femmes à l'affiche ! Toniutti s'est rendue compte qu'elle-même n'avait sous les doigts que des œuvres d'hommes. Elle a donc cherché des musiques de femmes ayant un rapport direct avec celles des compositeurs qu'elle joue habituellement, en programmant notamment Lucia Dlugoszewski (1931-2000), une artiste américano-polonaise qui a inventé le « piano-timbre », à l'instar du « piano préparé » de John Cage, et dont la musique est injustement restée dans les tiroirs.
RM : En tant qu'interprète et compositeur, êtes-vous parfois amenés à partager la scène avec vos artistes ?
NS : Je ne veux surtout pas que l'affiche d'Infuse tourne autour de ma musique. J'ai été joué quelquefois, en 2017 notamment, lorsque j'ai répondu à un appel d'œuvre de la part de soundinitiative qui a mis la pièce que j'ai écrite à l'affiche d'une de nos soirées. La chose ne s'est produite qu'une ou deux fois. Mais il m'est arrivé de donner un petit coup de main aux interprètes en jouant sur scène, de la vielle à roue par exemple !
ML : Je prends volontiers mon violon quand l'occasion se présente, notamment pour l'exécution du Quatuor pour la fin du temps de Messiaen ou encore les Duos de Berio joués à l'Espace des arts sans frontières.
RM : Comment envisagez-vous l'avenir d'Infuse ?
ML : Très sereinement, dans la mesure où les propositions affluent et que des salles de concert sont prêtes à nous accueillir pour notre prochaine saison. Notre vœu le plus cher, s'il faut en émettre un, est d'instaurer aujourd'hui une régularité dans le rythme de nos concerts, en bénéficiant de salles, comme Reid Hall notamment, qui nous permettent de retrouver une complicité avec le public comme nous l'avions à l' « Espace ». Il nous faut également chercher quelques subsides pour payer nos interprètes.