Matthias Pintscher, pour une ouverture du répertoire contemporain
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Compositeur et depuis 2013 directeur de l'Ensemble Intercontemporain, Matthias Pintscher crée cette saison à l'Opéra de Vienne Orlando, nouvel opéra d'Olga Neuwirth.
ResMusica : Vous dirigerez cette saison le nouvel opéra d'Olga Neuwirth, Orlando, au Wiener Staatsoper. Comment ce projet s'est-il réalisé ?
Matthias Pintscher : Pour cette grande maison viennoise qu'est le Wiener Staatsoper, on peut dire que ce projet Orlando est une aventure. Avec moi, parce que c'est la première fois que je conduis l'orchestre ; avec Olga, car la partition est arrivée en retard et qu'originellement conçue pour durer une heure trente, l'œuvre est devenue monumentale et comprend finalement deux heures quarante de musique, sans entracte. Toutes les proportions ont donc été dépassées et même si j'ai rencontré il y a déjà plusieurs mois les super-solistes de l'orchestre pour discuter des détails, il a fallu sur la partie vocale engager un nouveau chœur, en plus de se trouver face à plusieurs changements de distribution.
Olga a préparé tout le projet il y a de cela plusieurs années, dès le début en m'intégrant, mais elle a dû par la suite changer de metteur en scène, car il y a eu incompatibilité avec le premier. Il était aussi prévu que Jean-Paul Gaultier signe les costumes, mais il a été contraint d'annuler et nous avons fait appel à la passionnante styliste Rei Kawakubo, créatrice de la marque Comme des Garçons. Puis il y a peu, nous avons également perdu la narratrice, car la célèbre actrice Fiona Shaw était aussi prévue dans une série TV dont les dates de tournage ont été modifiées pour tomber en même temps que les représentations. Cette défection a sans doute été la plus dure, car en plus d'arriver tardivement, elle touchait l'un des principaux protagonistes du projet initial avec lequel nous avions beaucoup adapté. Depuis, tout le monde a énormément travaillé et il a fallu une énorme préparation, notamment avec l'électronique, le chœur réparti dans toute la salle, ainsi que les deux maîtrises.
RM : Vous dirigez Olga Neuwirth comme Mark Andre ou très différemment Magnus Lindberg. Comment jugez-vous votre approche globale du répertoire contemporain ?
MP : Je crois que l'on ne peut pas toujours faire la programmation en pensant seulement à ce que l'on aime, ni en pensant seulement à la première partie de son public. Lorsqu'on a joué avec l'Ensemble Intercontemporain à la Philharmonie, que ce soit Pierre Boulez, Ligeti ou Berio, nous étions pleins à chaque fois. Mais s'il me semble très important d'avoir des piliers dans la programmation, on ne doit à l'inverse jamais garder d'œillères ! Il faut donc écouter et proposer aussi ce qui existe autour de nos références.
Quand on nous a, par exemple, offert la création française d'une nouvelle œuvre de Steve Reich, alors que cette esthétique me touche très peu, j'ai accepté sans hésiter. La première fois que l'on avait abordé Reich, cela ne s'était pas très bien passé avec l'ensemble, mais je suis certain qu'il est toujours important de revisiter des chantiers. En plus, programmer Reich ou Glass garantit des concerts à succès en terme de remplissage, qui permettent ensuite de prendre d'autres risques, on l'espère, avec une partie du nouveau public venu pour la première fois à nous grâce aux deux compositeurs américains.
Alors, nous pouvons tenter d'autres projets mixtes, comme le In Between il y a peu, où l'on a mélangé des compositeurs parfois sans véritables rapports entre eux. Finalement, c'est un peu comme aller dans un restaurant et y déguster le Menu du Chef, sans savoir ce qu'il y a à l'intérieur, en attendant juste d'être surpris, parfois agréablement et parfois peut-être moins.
RM : En intégrant ces différences, quelle est votre ligne de programmation de saison avec l'Ensemble Intercontemporain?
MP : Premièrement, la programmation de l'Ensemble Intercontemporain ne dépend pas juste de moi ni de l'orchestre, car nous sommes très liés aux besoins des organisateurs de la Philharmonie. Cette saison par exemple, il nous a été demandé de ne pas jouer Boulez à Paris, pour y revenir principalement lors de la suivante. Du coup, nous proposons, puis nous échangeons sur les œuvres à intégrer dans la saison. A partir de là, j'essaye avant tout de proposer des œuvres diversifiées, tout ce que l'on trouve actuellement sur la scène contemporaine, donc venant de compositeurs de tous horizons. Je tente de faire une sorte de snapshot des artistes actuels, avec certains très connus et d'autres beaucoup moins. On doit alors y voir à la fois des jeunes et des plus vieux, tout en gardant les piliers dont j'ai déjà parlé, certains maintenant décédés.
En 2016, j'ai demandé à Bryce Dessner d'ouvrir la saison, et cela a été un mini-scandale, car les amateurs de la première heure de l'ensemble n'apprécient pas forcément cette musique. Pourtant, il y a eu une vraie réponse du public, et le concert était complet avec une liste d'attente de plusieurs centaines de personnes inscrites sur internet, qui n'ont pas pu avoir de place. Il faut donc vraiment élargir le réseau des possibles, en même temps que nous devons évidemment toujours garder au cœur de notre répertoire les artistes que nous préférons. Cette saison, Mark Andre est donc joué quelques semaines avant un hommage très attendu à Oliver Knussen, qui devait diriger ce concert, mais est malheureusement mort en 2018.
RM : Nous évoquons depuis le début surtout le chef, mais vous êtes aussi un compositeur renommé. Comment alliez-vous les deux facettes de votre activité ?
MP : J'ai souvent en arrière-pensée Beethoven, pour moi fascinant, car, toute sa vie, il abandonna tout ce qu'il maîtrisait parfaitement pour le remettre en cause et revisiter à chaque fois sa technique. La forme éclate à la base du besoin, et c'est le geste qui impose l'ouverture de la forme. J'ai moi-même cette réflexion et je me pose la question aujourd'hui très sérieusement de prendre une saison sabbatique ou presque, pendant laquelle je ne garderai que quelques concerts, afin de me plonger dans la composition d'un opéra. Je veux réfléchir sur moi, sur mon style et mes propres besoins, car même si je peux encore composer aujourd'hui entre les concerts que je dirige, il y a un danger à penser que l'on a une identité par certaines formes, et alors, à rester sur ces formes plutôt qu'aller chercher ailleurs pour les modeler.
C'est la même chose avec la direction ou le jeu d'un instrument. Il faut garder une culture, mais il faut faire attention à ne pas se reposer sur une identité, où sur une aura que l'on peut perdre un jour sans s'en rendre compte. L'Ensemble Intercontemporain garde une tradition française, mais les musiciens ont pu se développer et j'en ai parfois encouragé certains à se violenter, pour s'ouvrir et ne pas rester sur leurs acquis. Les jeunes nous donnent également envie d'ouvrir le répertoire, car pour beaucoup d'entre eux, alterner une œuvre du Bach avec une pièce de Berio n'a pas d'importance. Pour nous, jouer du Ives ou une symphonie de Henze est très simple techniquement, mais finalement, jouer du Lachenmann devient beaucoup plus évident que du Wagner ou du Mahler. En juin prochain, nous sommes invités au festival dont je suis maintenant directeur musical, à Ojai en Californie pour Le Chant de la Terre ; alors en janvier, nous avons prévu trois séances, juste pour réaliser un nettoyage de maison. Nous n'allons pas travailler la justesse, car cela est presque inutile, mais nous voulons au contraire décrisper l'esprit, faire respirer les phrasés, et il faut du temps pour ça.
RM : Dans cette remise en question, quel pan de répertoire jamais abordé auparavant vous intéresserait pour l'avenir ?
MP : Bien sûr, ce sont Schönberg et la Seconde École de Vienne qui sont les plus chers à mon cœur, mais je suis obligé de parfois revenir avant eux pour bien comprendre ce qui arrive ensuite. Pour autant, je n'ai pas beaucoup de relation à la musique russe et je n'ai par exemple jamais dirigé Tchaïkovski, ni même Chostakovitch, dans lequel je ne vois pas pour le moment ce que je pourrais apporter, sauf peut-être dans la Symphonie n° 1. A 18 ans, j'ai été invité au Festival du Schleswig-Holstein alors que Bernstein y dirigeait cet ouvrage, et c'est l'un des moments les plus importants dans ce qui m'a donné la confiance à vouloir véritablement devenir musicien. Lui, à la fin de sa vie, quelques mois avant sa mort, avec cette notion très juive du partage de l'appréciation de l'instant présent. Cette conscience, cette reconnaissance même du moment, particulièrement dans ce qu'il en fait dans ces dernières années, est pour moi quelque chose de fascinant. En souvenir de ce vrai génie, amoureux de la vie, j'aimerai peut-être un jour aborder une telle pièce.