Coup double pour les pièces de viole de Jacques Morel

De Jacques Morel, qui publia ces quatre suites en 1709, nous ne savons pratiquement rien en dehors de son admiration pour Marin Marais, qui fut son maître et le dédicataire de ces pièces. Hasard du sort, après plus de trois cents ans d'un oublieux silence, voici que deux versions « inédites » de ses suites pour viole paraissent quasi simultanément.

Le seul enregistrement existant des pièces de Jacques Morel était un disque de Philippe Pierlot où l'on trouve la seconde des quatre suites du compositeur. Découvrant l'ensemble de ces pièces grâce aux fac-simile des éditions Minkoff, le violiste espagnol Alejandro Marias entreprit de se lancer dans l'aventure d'une intégrale inédite avec son ensemble La Spagna. Classiquement, chaque suite s'ouvre par un prélude assez solennel suivi par l'habituelle série de danses de la suite française. L'écriture rappelle celle de Marin Marais et mérite largement la comparaison. L'interprétation qu'en donne l'ensemble La Spagna est pleine de vie et d'allant, parfaitement articulée. La prise de son très proche des cordes favorise les attaques franches et les couleurs chatoyantes de la viole. Moins heureux est le rendu de la basse continue, où le clavecin paraît parfois trop sec et trop présent. Le Premier Livre (et seul connu) de Jacques Morel se termine par une magistrale chaconne en trio, où la flûte traversière dialogue avec la viole. Cette pièce a permis que le nom de Morel ne tombe pas totalement dans l'oubli. La version de La Spagna est sans surprise, avec un traverso très présent et un accompagnement de clavecin hiératique.

C'est avec cette dernière pièce du programme que la différence entre les deux versions est la plus parlante. Jay Bernfeld et son ensemble Fuoco E Cenere orchestrent cette chaconne en trio en remplaçant la flûte traversière d'origine par l'association d'un violon et d'une flûte à bec. Cela permet plus de nuances et un dialogue subtil entre les instruments. Quant au continuo, dans cette pièce comme dans l'ensemble des suites, il bénéficie de l'inventivité sensible de Bertrand Cuiller au clavecin, auquel se joint le discret accompagnement d'un théorbe qui confère une couleur plus chaude à la réalisation de la basse continue. Dans les mouvements lents, plus élégiaques, l'ensemble fait preuve d'une belle souplesse dans les tempi et la viole de Jay Bernfeld chante magnifiquement.

Ces deux enregistrements, parus à quelques mois d'intervalle, ne manquent pas de qualités l'un et l'autre mais présentent des couleurs très différentes : plus acidulées pour l'ensemble espagnol, plus chaudes pour Fuoco E Cenere. Il faut dire que les différences de prises de son y sont pour beaucoup : plus proche pour La Spagna, offrant des attaques mordantes, plus réverbérante pour l'ensemble de Jay Bernfeld, pour un résultat chaleureux et riche de nuances. S'il fallait résumer les qualités de chacune, la viole d'Alejandro Marias danse et celle de Jay Bernfeld chante. Toutefois, le continuo de l'ensemble Fuoco E Cenere offre une palette plus subtile et plus variée que celui de La Spagna, qui est plus incisif et parfois trop présent.