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Zurich. Opernhaus. 20-X-2019. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Così fan tutte, opera buffa sur un livret de Lorenzo da Ponte. Mise en scène, décors et costumes : Kirill Serebrennikov ; mise en œuvre : Evgeny Kulagin. Avec : Ruzan Mantashyan (Fiordiligi), Anna Goryachova (Dorabella), Konstantin Shushakov (Guglielmo), Alexey Neklyudov (Ferrando), Rebeca Olvera (Despina), Michael Nagy (Don Alfonso) ; Chœur de l’Opéra de Zurich ; Philharmonia Zürich ; direction : Ottavio Dantone
L'Opéra de Zurich reprend un spectacle qui tient sa force, musicalement comme scéniquement, d'un travail d'équipe épatant.
Kirill Serebrennikov est libre, mais pas assez pour pouvoir venir à Zurich assurer les répétitions de la reprise de son Così fan tutte – la justice politique a des raisons que l'art ignore. Créée donc sans lui, mais avec un travail de détail avant et après la première en 2018, cette mise en scène est un spectacle parfaitement abouti, et si rien ne permet de savoir ce que Serebrennikov aurait fait différemment, elle mérite bien d'être discutée pour elle-même.
Serebrennikov, dont nous n'avions guère apprécié le travail pour Salome à Stuttgart ou Le Barbier de Séville à Berlin, travaille ici une fois de plus dans l'ultra-contemporain, entre salle de sport, selfies et SMS, mais au lieu de surafficher les signes pour eux-mêmes comme il le faisait sans beaucoup de discernement, il parvient enfin à les prendre pour ce qu'ils sont, des manifestations superficielles qui n'ont d'intérêt que par ce qu'elles révèlent de ce qui dort sous la surface.
Pendant la plus grande partie du spectacle, le décor conçu par Serebrennikov lui-même montre deux pièces superposées : au lever du rideau, les hommes, en bas, font de la musculation, les femmes, en haut, des exercices de souplesse. Il montre ainsi, dès la première image, que les stéréotypes de genre dont le livret joue sans cesse ne sont pas qu'une délicate gravure XVIIIe : aux hommes la force, aux femmes la grâce, non comme une donnée de la nature, mais comme le résultat d'un obligatoire travail sur soi. Quand les hommes doivent partir à la guerre, les clichés du militarisme viril à la Poutine ne se contentent pas de faire sourire, et les leçons de Despina n'apparaissent plus comme le numéro obligé de la servante corruptrice de la comédie italienne : se libérer des rôles assignés n'est pas la solution la plus confortable, mais elle a tous les arguments pour aider les deux sœurs à se sortir de leur rôle de princesse en fleur.
Si Serebrennikov s'est intéressé à cette comédie, c'est certainement en partie parce qu'elle est éminemment théâtrale, pour ne pas dire méta-théâtrale ; il choisit donc de ne pas faire jouer les Albanais par les deux chanteurs eux-mêmes, mais par deux acteurs impassibles, eux-mêmes en mieux, plus grands, plus musclés ; les chanteurs, eux, se tiennent dans la partie supérieure de la scène, façon concert, mais plus souvent au cœur de l'action, en observateurs pas toujours passifs. C'est qu'ils sont ainsi confrontés à la discordance entre la réalité du quotidien et l'idéal créé par le jeu : ces gens n'ont pas les fantasmes les plus élevés qui soient, et il y a une certaine ironie dans le spectacle face à ces affres existentiels pour yuppies, mais la force de l'interprétation de Serebrennikov est justement l'équilibre qu'il parvient à tenir entre l'humour et l'exploration des zones les plus troubles des relations de genre.
Le dynamisme de la mise en scène, l'investissement physique qu'elle demande aux chanteurs pourraient mettre en péril non seulement l'écoute des spectateurs, mais pire encore la précision et la musicalité des jeunes interprètes de la soirée. C'est le contraire qui se produit : tout ce que la mise en scène réclame à leurs corps se traduit dans la voix, et le travail avec Serebrennikov nourrit la moindre phrase de récitatif d'une indispensable énergie vitale – et la direction d'Ottavio Dantone est idéale pour ce Mozart à mille lieues des pastels compassés de la tradition. Une des limites de la soirée est qu'elle montre certes notre monde contemporain, mais réduit à un univers privilégié où, cela va sans dire, tout le monde est jeune, beau, riche et bien portant. La distribution choisie répond parfaitement à ce canon, et on imagine difficilement que de futures reprises laissent la place à des chanteurs qui n'y correspondraient pas. Nul doute que Serebrennikov est conscient de la vanité de cet univers et qu'il entend la dénoncer, mais ce n'est pas ainsi qu'on fait rentrer la diversité dans les maisons d'opéra. Parmi les six solistes, aucun n'est une révélation, mais l'ensemble du spectacle est d'une solide qualité musicale, l'engagement scénique des chanteurs les aidant à donner vie à leur personnage. Le spectacle qu'offre l'Opéra de Zurich, malgré l'éloignement du metteur en scène, n'est pas un spectacle par avion où les stars n'ont que le temps de se mettre d'accord sur l'essentiel ; ici, on sent un travail de préparation sans concession, où chaque couleur vocale, chaque détail dynamique ont été pensés et répétés.
Crédits photographiques © Monika Rittershaus
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Zurich. Opernhaus. 20-X-2019. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Così fan tutte, opera buffa sur un livret de Lorenzo da Ponte. Mise en scène, décors et costumes : Kirill Serebrennikov ; mise en œuvre : Evgeny Kulagin. Avec : Ruzan Mantashyan (Fiordiligi), Anna Goryachova (Dorabella), Konstantin Shushakov (Guglielmo), Alexey Neklyudov (Ferrando), Rebeca Olvera (Despina), Michael Nagy (Don Alfonso) ; Chœur de l’Opéra de Zurich ; Philharmonia Zürich ; direction : Ottavio Dantone