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De Terezín à nos jours par Christoph Marthaler

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Bochum. Ruhr-Universität, Audimax. 1-IX-2019. Nach den letzten Tagen. Ein Spätabend (Après les derniers jours. Une fin de soirée). Mise en scène : Christoph Marthaler. Musique : Pavel Haas, Viktor Ullmann, Erwin Schulhoff, Szymon Laks, Luigi Nono, Richard Wagner… ; arrangements et direction musicale : Uli Fussenegger. Textes et conception ; Stephanie Carp ; Décor : Duri Bischoff ; Costumes : Sarah Schittek, Carola Ruckdeschel. Avec : Tora Augestad, Benito Bause, Carina Braunschmidt, Bendix Dethleffsen, Walter Hess, Claudius Körber, Katja Kolm, Stefan Merki, Josef Ostendorf, Elisa Plüss, Bettina Stucky, acteurs/chanteurs ; Uli Fussenegger, contrebasse ; Hsin-Huei Huang, piano ; Sophie Schafleitner, violon Claudia Kienzler, alto ; Michele Marelli, clarinette ; Martin Veszelovicz, accordéon

Un spectacle comme une blessure intime qui rappelle que les périls du passé sont devant nous.

Nach den letzten Tagen. Ein Spätabend_©_Matthias Horn_Ruhrtriennale 2019(5)
, , Viktor Ullmann : le nom et le destin de ces compositeurs assassinés par les nazis ne sont plus inconnus des mélomanes, et leur musique est désormais régulièrement jouée. Leurs œuvres et celles d'autres compositeurs victimes du nazisme sont au cœur du spectacle créé par pour la Ruhrtriennale, en collaboration avec Stefanie Carp, qui en plus de faire partie depuis longtemps de son équipe est la directrice du festival fondé par Gerard Mortier. C'est une des magies de ce festival unique au monde que d'entraîner dans tous les lieux possibles et impossibles de l'ancienne métropole industrielle : le grand auditorium de l'Université de la Ruhr à Bochum, première université fondée en Allemagne de l'Ouest après 1945, est un des symboles du virage dramatique de la désindustrialisation qui a bouleversé la région sans que la violence faite pendant un siècle et demi aux hommes et à la nature ait disparu.

Nouvelle version d'un spectacle créé au Parlement autrichien à Vienne, cette soirée fait de l'auditorium un Parlement : non celui d'aujourd'hui, mais celui de l'an 2143, simple relique tout juste bonne à abriter des cérémonies et des concerts, dans un monde où égalité et droits de l'homme ne sont plus que des mots venus d'un passé un peu folklorique. Il y a de l'humour dans cette entrée en matière, mais ce spectacle très politique, et très justement politique, ne permet à l'humour que de colorer par instants le fond très sombre du propos. Un théâtre politique, oui – est-il un art qui ne soit pas politique ?

Marthaler ne parle pas des crimes nazis comme d'un passé à jamais dépassé : la première partie du spectacle voit les comédiens reproduire des discours qui ne peuvent que révolter l'auditeur, ceux de Viktor Orbán affirmant que, si la démocratie est un obstacle à son projet, il supprimera la démocratie ; ceux de Susanne Winter, politicienne longtemps en vue dans le FPÖ autrichien, affirmant que « nègre » n'est après tout pas une insulte et justifiant le racisme par de fumeuses théories sur la génétique – son parti a fini par l'exclure en 2015, mais pour antisémitisme ; ceux des différents leaders de l'AfD allemande entre détestation des musulmans et élans larmoyants de sentimentalisme patriotique ; ceux des leaders des soi-disant Identitaires. Mais le premier discours cité est celui du maire antisémite de Vienne, Karl Lueger, justifiant son antisémitisme en en faisant porter la responsabilité aux juifs et en affirmant que, certes, l'antisémitisme disparaîtra, mais en même temps que disparaîtra le dernier juif. Lueger n'était pas un nazi : c'est en 1894 qu'il prononce ces mots, et la violence des mots ne se traduit pas alors par des violences physiques comparables, mais la suite de l'histoire nous interdit de ne pas prendre assez au sérieux les simples excès verbaux. Et les mots d'aujourd'hui, dont nous ne connaissons pas encore toutes les conséquences à venir, ont de quoi nous effrayer, tant leur rhétorique est proche, tant leurs mots se ressemblent.

Nach den letzten Tagen. Ein Spätabend_©_Matthias Horn_Ruhrtriennale 2019(18)

C'est le sens de leur présence ici : on les entend, on les lit au jour le jour dans la presse ou à la radio, on s'en indigne, et le quotidien reprend son cours. En les dépaysant par le théâtre, par la voix de grands acteurs comme Josef Ostendorf ou Walter Hess, dans une situation d'écoute qui n'est pas celle du journal télévisé, Marthaler libère pleinement la force maléfique de ces mots qui ne sont jamais des paroles en l'air, mais le germe d'une violence qui pèse sur notre époque comme sur les précédentes.

Les mots des nazis, eux, on ne les entend pas : ceux qu'on entend sont leurs victimes, à travers la musique qu'ils ont composée avant, pendant et après l'expérience traumatique de la Shoah. C'est d'abord un piano solitaire, jouant dans le lointain ; ce sont ensuite de courtes pièces des compositeurs de l'entre-deux-guerres, victimes directes des nazis ou membres de la diaspora, dans des arrangements remarquables de délicatesse du contrebassiste Uli Fussenegger, longtemps membre du Klangforum Wien : un violon, un alto, un accordéon, une clarinette, un piano, et naturellement une contrebasse, un ensemble disparate comme ceux que les compositeurs de Terezín pouvaient réunir ; on entend aussi une série de variations poignantes qu'il a composées sur le dernier fragment écrit par Ullmann à Terezín, en guise de leitmotiv de la soirée. Les discours restitués n'ont pas besoin d'accompagnement musical, et les pièces de Schulhoff ou Tansman viennent en contrepoint de ces discours, comme un rappel discret mais prégnant de leurs conséquences.

Marthaler ne prend pas les spectateurs par la force. Son théâtre a toujours su prendre le temps, allant jusqu'à faire de l'ennui du spectateur une composante de ses spectacles – le temps qui passe, le temps qui refuse obstinément de passer. Et pourtant ce spectacle long, sans éclats sonores, de plus en plus dépouillé au fil de la soirée, est sans doute une des expériences les plus violentes que le théâtre puisse offrir. Mis en regard des œuvres des compositeurs victimes des nazis, le sentimentalisme kitsch d'une chanson d'Andreas Gabalier, chanteur d'extrême-droite star en Autriche, apparaît dans toute son hypocrisie, dans toute sa violence – peu de nos lecteurs connaissent sans doute sa musique, et ils ne perdent rien. Dès que la chanson finit, l'orgue de la salle fait résonner la conclusion triomphale du prélude des Maîtres chanteurs : il y a des continuités qui font frémir, même si les mélomanes classiques ont vite fait d'innocenter les musiques les plus chargées d'idéologie.

La parole se fait de plus en plus rare dans la seconde partie du spectacle au point de disparaître des trois derniers quarts d'heure : il n'y a plus besoin de mots, le sentiment de révolte impuissante qui a saisi le spectateur est sans doute aussi, en partie, celui de Marthaler qui n'a pas de solution rationnelle à proposer à cette violence qui nie la raison. La violence des mots, l'immense beauté de la musique ne peuvent laisser le spectateur indifférent : l'effroi que suscite ce spectacle aussi intelligent que beau, la violence des sentiments qu'il fait naître, ne disparaissent pas quand les participants sortent de scène. Ils sortent en chantant, lentement, a cappella, un chœur d'Elias de Mendelssohn, « Celui qui persévère jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé », jusqu'à ce qu'on n'entende plus qu'un murmure. On aimerait tellement le croire.

Crédits photographiques © Matthias Horn/Ruhrtriennale 2019

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