Le Tristan sans filtre et sans magie de Katharina Wagner à Bayreuth
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Bayreuth. Bayreuther Festspiele. 16-III-2019. Richard Wagner (1813-1883) : Tristan und Isolde, drame en trois actes sur un livret du compositeur. Mise en scène : Katharina Wagner ; scénographie : Frank Philipp Schlössmann et Matthias Lippert ; costumes, Thomas Kaiser ; dramaturgie, Daniel Weber ; lumière, Reinhard Traub. Avec : Stefan Vinke, Tristan ; Georg Zeppenfeld, König Marke ; Petra Lang, Isolde ; Greer Grimsley, Kurwenal ; Christa Mayer, Brangäne ; Tansel Akzeybek, un berger ; Kay Stiefermann, un timonier ; Tansel Akzeybek, un jeune marin. Chœur du festival (direction : Eberhard Friedrich) ; Orchestre du Festival de Bayreuth ; direction musicale : Christian Thielemann
L'adéquation texte-musique est au cœur de la problématique compositionnelle chez Wagner, qui écrivait lui-même ses livrets, chargés, on le sait, d'une symbolique relayée par les Leitmotive de l'orchestre. Bouleverser l'ordre des choses, comme se le permet Katharina Wagner dans sa mise en scène, ne peut qu'être préjudiciable à l'œuvre et ruiner les plus beaux instants de la musique. Cette production de cinq ans d'âge à Bayreuth ne s'est guère bonifiée avec le temps.
Réfléchissons : le philtre que boivent les deux futurs amants à la fin de l'acte I (et qui aurait dû les faire mourir) met fin à la tension qui s'est concentrée durant la première heure du drame et libère un premier duo d'amour entre deux êtres qui ont déjà oublié le monde qui les entoure : la reconnaissance amoureuse sur fond d'agitation maritime est dramaturgiquement l'une des plus belles réussites de Wagner.
Sur la scène du Festspielhaus, le pont du bateau s'est mué en structure métallique à deux niveaux, laide et bruyante, où les personnages semblent jouer au chat et à la souris. Isolde (si orgueilleuse au demeurant) est empêchée par Brangäne et Kurwenal de rejoindre Tristan ; elle lui saute au coup dès qu'elle peut l'atteindre… et renverse la coupe du filtre sous ses yeux, mettant à mal et le texte et la musique qu'ils sont en train de chanter. La scène, ridicule, où ils déchirent le voile blanc de la future mariée en dit long sur l'indigence de la conduite d'acteur. Le second acte véhicule lui aussi son lot de contresens. Fâchés avec la nature, les scénographes Frank Philipp Schlössmann et Matthias Lippert ont conçu une rotonde, sorte de fosse occupée par d'autres structures métalliques et surplombée par des projecteurs régissant l'ombre et la lumière de la scène d'amour. La rencontre des deux amants se fait sous un abri de fortune que Tristan aménage lui-même, tandis qu'ils sont dos au public pour débuter l' « Hymne à la nuit ». Au cours du long duo où temps et espace se confondent, on voit Tristan retrousser méthodiquement les manches de sa chemise pour se scarifier les avant-bras… Difficile dans ces conditions de pratiquer une écoute immersive. La raison pour laquelle Mélot bande les yeux de Tristan à l'arrivée du Roi Marke nous échappe une fois encore. Dans le troisième acte, le long monologue de Tristan est chanté, comme dans un rêve, par un personnage qui est debout et dont on a oublié la blessure mortelle. L'énergie physique et vocale déployée par l'interprète n'a certainement pas été envisagée ainsi par Wagner. Nous tairons enfin l'option scénique du Liebestod d'Isolde tant il dévaste la mythique page musicale du compositeur.
Côté fosse, si l'on renoue avec le drame wagnérien (le Prélude est d'ailleurs joué rideau baissé), la direction ferme de Christian Thielemann est plus soucieuse de lignes verticales que de couleurs dans les deux premiers actes. Elle nous évoque davantage l'orchestre straussien, dans l'urgence du geste, la vigueur des progressions et un certain maniérisme de la conduite. Il faut attendre le troisième acte pour que s'installe véritablement au sein de l'orchestre le temps long wagnérien – rappelons l'attirance pour l'Orient du compositeur – avec cette attente dûment exprimée par la mélopée du chalumeau (cor anglais) que rien d'autre ne vient contrer. La sonorité de cet orchestre somptueux s'ouvre alors véritablement pour une culmination dans le Liebestod final, à écouter les yeux fermés.
Wagner prend tous les risques en débutant son drame par le chant frêle et tellement émotionnel du jeune matelot a cappella. Il faut en même temps fraîcheur et assurance pour se lancer dans le vide, un défi qu'a du mal à relever Tansel Akzeybek dont la voix bouge et distord le timbre. On l'apprécie bien davantage dans le rôle du berger dialoguant avec Kurwenal dans le début du III. Là se révèlent également la richesse et la profondeur dramatiques du baryton-basse Greer Grimsley/Kurwenal, fondant son timbre aux cordes graves de l'orchestre. Le troisième acte est aussi celui de Tristan. Si la voix du ténor Stefan Vinke, vaillante mais sans grande séduction dans les deux premiers actes, ne nous convainc pas pleinement, elle prend un grain sombre et une tension expressive beaucoup plus attachante dans cette dernière partie où le chanteur s'implique véritablement. Christa Mayer est une Brangäne très investie vocalement et scéniquement, même si l'on regrette le vibrato un peu large et le timbre métallique plus tout à fait jeune. La confusion scénique du II a totalement banalisé ses deux interventions (Habet acht !), si belles cependant. La voix de Petra Lang/Isolde a sans aucun doute des ressources, un timbre éclatant et une énergie impressionnante, mais n'a peut-être pas l'ampleur nécessaire du rôle. L'homogénéité de la ligne s'en ressent et les aigus arrachés aussi. La voix se fatigue et n'est plus que l'ombre d'elle-même dans le Liebestod. Certes les interventions du Roi Marke sont beaucoup plus limitées, mais particulièrement soignées par le compositeur. La voix superbe, celle de la basse allemande Georg Zeppenfeld, aussi terrible que sensible, entendue sous le contrepoint ciselé de l'orchestre, renouvelle chaque fois le miracle, à côté du Melot de Raimund Nolte, beaucoup plus expéditif et collant à la peau du personnage.
Crédits photographiques : © E. Nawrath
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