Benjamin Grosvenor d’une insolente maîtrise aux Pianos Folies du Touquet
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Le Touquet. Salle des Quatre-Saisons. 17-VIII-2019. Festival Les Pianos Folies. Robert Schumann (1810-1856) : Blumenstück op. 19 ; Kreisleriana op. 16. Frédéric Chopin (1810-1849) : Barcarolle en fa dièse majeur op. 60 ; Leoš Janáček (1854-1928) : Sonate pour piano 1.X.1905 ; Sergueï Prokofiev (1891-1953) : Visions fugitives op. 22 (sélection) ; Franz Liszt (1811-1886) : Réminiscences de Norma S.394. Benjamin Grosvenor, piano
Pour la onzième édition des Pianos Folies du Touquet, le britannique Benjamin Grosvenor nous est donné dans un récital passionnant, d'un aboutissement musical et pianistique impressionnant de la part de cet interprète encore jeune.
Depuis ses débuts discographiques internationaux fulgurants pour la Decca voici sept ans, l'on connaît le goût de Benjamin Grosvenor pour ces récitals à la programmation léchée et savamment construite : il est possible de tracer plusieurs axes autour desquels les œuvres semblent se répondre. Ce soir, la génération 1810 est mise en parallèle avec les audaces plus modernes d'un Janáček ou d'un Prokofiev. Les projections schizophréniques des Kreisleriana schumanniennes trouvent leurs prolongements et leurs échos lointains dans les visions fugitives de Prokofiev. L'évanescence rêveuse du Blumenstück du même Robert Schumann s'oppose à la rudesse tragique et mortifère de la sonate « 1.X.1905 » de Janáček. La Barcarolle de Chopin évoque une Venise onirique et sombre, là où triomphent avec éclat les atours belcantistes des brillantissimes Réminiscences de Norma signées Franz Liszt.
Grosvenor est, à vingt-sept ans à peine, un maître du clavier et des effets qu'il peut et veut en tirer : une sonorité de rêve, une main gauche impériale dans sa faculté d'aération et d'articulation du discours face à une dextre magnifiant au besoin la phrase par un sens achevé du legato, un équilibre parfait des plans sonores, avec ces basses tour à tour tressaillantes ou abyssales, et ces aigus si aériens, juste un peu tassés et rabotés lors de ce concert par la faute de l'acoustique assez sèche et adsorbante de la salle des Quatre-saisons. Celle-ci est le lieu de refuge de la manifestation dans l'attente de l'inauguration, promise pour l'an prochain, d'un Palais des congrès flambant neuf.
Première partie donc entièrement dédiée à Schumann, avec comme mise en bouche un Blumenstück idéalement éthéré et poétique. Directement enchaînées, les Kreisleriana semblent ici plus hésitantes, vu leur dichotomie psychologique légèrement laissée pour compte. Plutôt que de se confronter ou de dialoguer, Eusebius et Florestan semblent converger vers une voie (une voix ?) unique du « juste milieu », où manquent dans les pièces impaires ce grain de folie tragique et d'emportement chtonien (par exemple le Sehr Rasch de la septième pièce, un soupçon trop timide et retenu). Mais que de beautés irradiantes et quasi lunaires dans le Sehr innig und nicht zu rasch (n° 2), quelle ironie sublimée et résignée dans le Schnell und spielend final.
Après l'entracte, Benjamin Grosvenor nous propose sa vision originale de la Barcarolle de Chopin, proche de celle fixée au disque voici trois ans, plus pressante qu'à l'accoutumée, par cette urgence rythmique des figures de l'accompagnement, comme si une inquiétante étrangeté s'y lovait plutôt que la « mystérieuse apothéose » tant admirée par un Maurice Ravel : une version discutable, tranchante et emportée, mais d'une impeccable réalisation technique.
Le pianiste atteint à notre sens de tout autres sommets d'inspiration dans les deux mouvements de la déchirante Sonate 1.X.1905 de Leoš Janáček : au-delà de l'anecdote tragique (un ouvrier tué le premier octobre 1905 par un coup de baïonnette lors d'une manifestation en soutien à l'université tchèque de Brno), cette version très précise et achevée tend à un universalisme grandiose par un sens épique du récit et un très habile éclairage de l'architecture de l'oeuvre. Le contrôle absolu de la sonorité même dans les fortissimi les plus térébrants participe de la dimension discursive inéluctable et désespérée de cette oeuvre très « noire ».
Une sélection de onze Visions fugitives (sur les vingt du cycle intégral) de Prokofiev semble apporter un peu de détente salvatrice, après un tel moment d'intensité, avec ces gestes aphoristiques tour à tour sublimes ou sardoniques : la vivacité d'esprit de l'interprète fait mouche et traduit exemplairement un monde poétique aussi éclaté qu'ambivalent, avec un sens du délié d'une irrésistible désinvolture. Les longues mais splendides Réminiscences de Norma selon Franz Liszt, pour conclure, nous plongent à nouveau dans un autre monde, par ce retour à un essentiel mais à jamais révolu romantisme ; au-delà du pur geste virtuose parfaitement assuré, avouons succomber devant l'expressivité du cantabile et ce sens inné du legato du pianiste magnifiant cet hommage pianistique au monde belcantiste.
En bis, Benjamin Grosvenor nous offre une version électrisante et presque « jazzy » de la Danza del gaucho matero, dernière des trois Danses argentines opus 2 d'Alberto Ginastera, avant de prendre congé du public dans le calme éthéré et l'extase amoureuse de la nuit tombée, avec une version suave et lentement égrenée d'Érotique, la cinquième des Pièces lyriques d'Edvard Grieg.
Crédit photo : Benjamin Grosvenor © operaomnia.co.uk
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Le Touquet. Salle des Quatre-Saisons. 17-VIII-2019. Festival Les Pianos Folies. Robert Schumann (1810-1856) : Blumenstück op. 19 ; Kreisleriana op. 16. Frédéric Chopin (1810-1849) : Barcarolle en fa dièse majeur op. 60 ; Leoš Janáček (1854-1928) : Sonate pour piano 1.X.1905 ; Sergueï Prokofiev (1891-1953) : Visions fugitives op. 22 (sélection) ; Franz Liszt (1811-1886) : Réminiscences de Norma S.394. Benjamin Grosvenor, piano
Un artiste insuffisamment connu en France (moins médiatisé que d’autres) et c’est bien dommage !