À Bayreuth, le Tannhäuser de Tobias Kratzer dans la distance et l’innovation
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Bayreuth. Bayreuther Festspiele. 17-VIII-2019. Richard Wagner (1813-1883) : Tannhäuser (et le tournoi des chanteurs à Wartburg), grand opéra romantique en trois actes sur le livret du compositeur. Mise en scène Tobias Kratzer ; décors et costumes, Rainer Sellmaier ; vidéo, Manuel Braun ; lumière, Reinhard Traub ; dramaturgie, Konrad Kuhn. Avec : Stephen Gould, Tannhäuser ; Markus Eiche, Wolfram von Eschenbach ; Daniel Behle, Walther von der Vogelweide ; Kay Stiefermann, Biterolf ; Jorge Rodriguez-Norton, Heinrich der Schreiber ; Stephen Milling, Landgraf Hermann ; Lise Davidsen, Elisabeth ; Elena Zhidkova, Venus ; Katharina Konradi, un jeune pâtre ; Cornelia Ragg, Lucilla Graham, Annette Gutjahr, Elena Zhidkova, pages ; Le Gateau Chocolat et Manni Laudenbach, Oskar (rôles muets). Chœur du Bayreuther Festspiele (chef de chœur : Eberhard Friedrich) ; Orchestre du Festival de Bayreuth, direction musicale : Valery Gergiev
Événement attendu que cette nouvelle production de Tannhäuser sur la « colline verte » dont Tobias Kratzer, toujours bien inspiré, intègre le décor à sa mise en scène, dans un aller-retour aussi virtuose que décapant entre fiction et réalité.
C'est la version de Dresde qui est retenue, la seconde parmi les quatre établies par Wagner qui ne cessa de remanier sa partition. Et c'est un musicien engagé, ami de Bakounine, qui conçoit en 1845 le personnage de Tannhäuser (un alter ego ?) déchiré entre l'appel du Venusberg et les jouissances du sexe et de la vie, et le confort d'une société rangée et conservatrice auquel l'amour d'Elisabeth le rattache. Pour cette neuvième production de l'opéra dans l'histoire du festival de Bayreuth, dont Kratzer dit avoir consulté toutes les archives, le metteur en scène délaisse la question du sexe pour mettre l'accent sur la dichotomie sociale et politique du héros, en opposant radicalement les deux mondes entre lesquels il va balancer.
Dès l'ouverture, particulièrement longue il est vrai, souffle sur l'écran de Manuel Braun, un vent de liberté et de fantaisie avec le minibus Citroën (Type H) des années soixante, joyeusement conduit par Vénus. Il sillonne les routes de forêt bavaroises à belle allure. À bord, trois autres personnages, mi-punks, mi-circassiens : le Nain Oskar, le Drag-queen Le Gâteau Chocolat (le britannico-nigérian dans sa tenue jaune à frou-frou est irrésistible) et le clown triste Tannhäuser, fatigué de toute évidence par cette existence de fortune et les manières expéditives du groupe : on vient de les voir écraser un vigile après avoir volé des hamburgers… Le « tube » s'arrête devant une maisonnette forestière qui plante le décor, scénique cette fois, du premier acte. Après ses démêlés avec Vénus (dont la tenue noire à paillettes scintille), Tannhäuser se retrouve seul près du petit lac jouxtant le Festspielhaus, où il retrouve ses amis du Wartburg, tandis que, sur la vidéo, le minibus vient de forcer la barrière qui empêche chaque soir les voitures de monter sur la « colline verte ». Durant l'entracte, Le Gâteau Chocolat et Oskar, bel et bien installés dans les jardins, offrent aux spectateurs une performance, sorte de parodie des airs de Tannhäuser…
À la faveur de l'écran qui occupe la moitié supérieure de la scène, le second acte bien ficelé entretient cette même ambivalence entre temps réel et différé : en bas, une mise en scène historique, et un rien poussiéreuse, du tournoi des Meistersinger du Wartburg ; en haut, la vidéo donnant à voir les interprètes dans les coulisses, situation qui ne va pas sans un certain humour. On rit d'ailleurs beaucoup durant les deux premiers actes de ce Tannhäuser. Vénus, après avoir occis une des choristes, a endossé son costume pour participer au concours, avant d'envahir la scène, avec ses acolytes qui l'ont rejointe, pour encourager Tannhäuser dans sa plaidoirie en faveur de l'amour sensuel et de la plénitude de son accomplissement. Sur l'écran, Katharina Wagner appelle la police que l'on voit monter sur la colline et débarquer dans la salle des fêtes aux chapiteaux historiés. Lors du deuxième entracte, le public découvre l'échelle qui a servi à l'intrusion des deux marginaux ainsi que la devise de Wagner déroulée sur fond noir, sous le balcon central : frei im wollen, frei im thun, frei im geniessen (libre de vouloir, libre d'agir, libre de jouir) ; Ainsi se soldent les efforts des amis de Tannhäuser pour ramener l'oiseau dans son nid.
Il n'y a pas de vidéo dans le troisième acte, un minimum de décor (la carcasse du minibus qui a cessé de rouler) et une atmosphère de désolation insoutenable, même si la distance est toujours observée dans la mise en scène de Kratzer. Oskar est seul, dans un dénuement pitoyable, qui offre à Elisabeth de partager son repas. Dans le même état, les pèlerins revenus de Rome avec le pardon du pape, se chargent de rafler tout ce qui reste sur leur passage. Un large panneau représentant Le Gâteau Chocolat posant pour une pub de montres, sert désormais de décor. Elisabeth, qui a attendu en vain Tannhäuser, s'offre à Wolfram avant de se suicider. Autant d'idéaux, politique, éthique et artistique, piétinés par l'existence. Tannhäuser, artiste révolutionnaire et incompris, meurt avant que le bâton ne refleurisse.
Une partie musicale de la plus haute tenue
Que reproche-t-on véritablement à Valery Gergiev dans sa direction musicale, qui lui vaut d'être hué au terme de chaque spectacle ? Sans doute quelques relâchements dans la tenue des masses chorales (leurs interventions sans emphase ni rigidité sont empreintes en revanche d'une grande sensualité) et une approche plutôt foisonnante des ensembles à la fin des deux premiers actes, qui n'entrave en rien l'esprit festif voire bachique de la mise en scène. Écoutons plutôt l'orchestre luxuriant qui ouvre un espace démultiplié dans l'ouverture et les très beaux préludes de chaque acte. Les cordes y sont soyeuses, les lignes fluides et l'énergie du mouvement toujours réamorcée, en phase avec les images de la vidéo. Gergiev favorise la vitalité des cuivres autant que la transparence, parfois risquée mais tellement émotionnelle, des bois dans le thème d'Elisabeth, quand les couleurs de chaque solo (le fameux cor bouché wagnérien) sont autant de signaux servant la dramaturgie.
La distribution quant à elle tutoie la perfection. Stephen Gould en Tannhäuser est un ténor héroïque très impressionnant dont le timbre puissant domine toujours l'assemblée. Si sa prestation semble un rien démonstrative dans le premier acte, la voix prend ensuite des couleurs et des reliefs expressifs dans ses parties solistes qui culminent avec le récit de Rome (Hör an, Wolfram, hör an) préfigurant les pages du futur drame wagnérien. Si la basse de Stephen Milling/Landgraf Hermann déçoit, souvent instable et peu impliquée, le baryton de Markus Eiche/Wolfram von Eschenbach, à l'intonation précise et au timbre velouté, nous enchante. Son « Ode à l'étoile du soir» est un moment de pure poésie sonore. Citons également, parmi les Meistersinger, le ténor lumineux de Daniel Behle/Walter von der Vogelweide et la vaillance du baryton Kay Stiefermann/Biterolf. Côté féminin, on retiendra tout d'abord la voix très fraîche et superbement timbrée de Katharina Konradi/Un jeune berger. On reste étonné par l'envergure et la tonicité vocales d'Elena Zhidkova/Venus, au vu de la sveltesse de la mezzo-soprano russe parfaitement à l'aise dans son rôle d'agitateur public. Mais la palme de cette production revient à la jeune soprano norvégienne Lise Davidsen/Elisabeth, dont la voix longue et puissante irradie l'espace dès son entrée au deuxième acte. C'est dans sa prière du III que l'on apprécie pleinement la ductilité du timbre et les pianissimi sublimes dont elle nous ravit, entre une sensualité qui affleure et un désespoir poignant. Rarement un troisième acte aura atteint une telle vérité dramatique.
Crédit photographique : © E. Nawrat
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Oui, mais est-ce vraiment Wagner ?
Et comment ! Il y a là une formidable intelligence qui est complètement au service de l’œuvre, en plein dans l’esprit du projet wagnérien. Ceux qui s’arque-boutent sur les didascalies et sur un médiévalisme poussiéreux n’ont rien compris à Wagner.
C’est ce qu’on lit fréquemment.
Mais à chacun son opinion (si vous permettez) !
Ah bon ! Extraordinaire ! Parce que Wagner, ce n’est sans doute pas aussi de la musique et pas seulement de la dramaturgie… Mais bon. Il faut croire que raconter n’importe quoi avec de la musique de Wagner en accompagnement, c’est ça, comprendre Wagner. J’espère que vous ne râlerez pas trop la prochaine fois que vous irez acheter un disque de Beethoven et qu’on vous refilera un disque de Hard Rock sous le nom de Beethoven.
Comme c’est étrange, il m’a semblé bien entendre la musique de Wagner tout au long du spectacle, et même, malgré Gergiev, interprétée par des chanteurs de haut niveau. Vous pensez visiblement que parce qu’on aime telle ou telle mise en scène on ne comprend rien à la musique. Si le conservatisme avait toujours dominé les arts, il n’y aurait pas beaucoup de chefs-d’oeuvre.