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Salzbourg. Felsenreitschule. 14-VIII-2019. Georges Enesco (1881-1955) : Œdipe, opéra sur un livret d’Edmond Fleg. Mise en scène, décors, costumes : Achim Freyer. Avec : Christopher Maltman (Œdipe) ; John Tomlinson (Tirésias) ; Brian Mulligan (Créon) ; Vincent Ordonneau (Le Berger) ; David Steffens (Le Grand Prêtre) ; Gordon Bintner (Phorbas) ; Tilmann Rönnebeck (Le Veilleur) ; Boris Pinkhasovich (Thésée) ; Michael Colvin (Laïos) ; Anaïk Morel (Jocaste) ; Ève-Maud Hubeaux (La Sphinge), Chiara Skerath (Antigone) ; Anna Maria Dur (Mérope ). Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor ; Orchestre philharmonique de Vienne ; direction : Ingo Metzmacher
Une fois n'est pas coutume, c'est la scène plus que la musique qui porte la force du mythe.
Les antichambres du répertoire lyrique sont fort peuplées : toutes ces œuvres rares mais pas inconnues ont leurs postulateurs, qui parviennent à l'occasion à susciter leur représentation, sans rien changer à leur place marginale. Œdipe, le seul opéra de Georges Enesco, fait partie de celles-là depuis sa création en 1936 à l'Opéra de Paris – l'avant-guerre n'est pas un contexte très porteur pour la création musicale en France, a fortiori à l'Opéra. Œuvre de toute une vie, Œdipe souffre cependant du livret impossible d'Edmond Fleg, avec sa versification ampoulée, ses adjectifs surabondants et ses clichés à la pelle. Ne citons que quatre vers : Celui que nous menons aux flammes destructrices/ Fut riche de vertus, de jours et d'or./ Pleurez avec ses fils et les fils de ses fils/ Les lamentations réjouissent les morts. Heureux les non-francophones.
Le livet de Fleg a des conséquences musicales implacables, par les images fausses que le compositeur s'efforce de traduire en musique, mais en multipliant des scènes collectives souvent interminables, et le quatrième acte, qui vient ressasser les principaux paramètres des trois précédents : un compositeur doté d'un sens véritable pour le théâtre ne se laisserait pas aller à tant de bavardage, à tant de pompe cérémonielle.
La musique d'Enesco n'est du reste qu'à peine plus souvent au programme des salles de concert qu'à celui des opéras : ce n'est donc pas seulement le livret qui est ici en cause. L'hellénisme scolaire et poussiéreux de Fleg trouve ses correspondances dans la musique d'Enesco, qui a certes une originalité qui fait sa force, une ambition de complexité, mais tend aussi à parsemer sa partition de marques d'archaïsme ou d'exotisme : ce n'est pas suffisant pour créer un style et une identité musicale capable de porter la tragédie. L'Orchestre philharmonique de Vienne dans la fosse fait de son mieux, avec une enivrante beauté sonore qui tend sans doute un peu à cacher les aspérités de la partition, et Ingo Metzmacher fait ce qu'il peut pour donner du théâtre même là où il manque le plus cruellement : ce n'est pas toujours suffisant.
Il va de soi que le Festival de Salzbourg, aussi loin de Paris que de Bucarest, n'avait jamais songé à monter cette rareté, qui tient lieu cette année d'opéra « moderne » comme le festival en programme au moins un à chaque édition. La meilleure idée de la soirée est certainement d'avoir confié la mise en scène à Achim Freyer : son inspiration est très inégale à l'opéra, allant jusqu'à un formalisme implacable qui assèche les œuvres qu'il monte. Ici, au contraire, sa force poétique se nourrit d'une interprétation sobre de l'œuvre, en deçà de ces bavardages du livret, jusqu'à une force mythologique qui n'a pas besoin de mots. La Felsenreitschule, avec son cadre contraint par les arcades du rocher et sa scène toute en longueur, est un cadre difficile pour les metteurs en scène. Peter Sellars y a réussi en 2017 une Clémence de Titus sublime, mais Krzysztof Warlikowski, saisi par l'horreur du vide, y a échoué l'an passé avec les Bassarides de Henze. Freyer, metteur en scène et décorateur, n'a que faire d'une narration linéaire, et moins encore peut-être d'un symbolisme univoque. La scène est à peine couverte de quelques projections – seul Œdipe, d'abord sous la forme d'un bébé-marionnette, puis sous sa forme adulte, est au centre de la scène, que les autres personnages parcourent selon les besoins ; seul le palais royal à droite constitue un élément figuratif. L'essentiel se passe dans les arcades de l'ancien manège d'équitation, où apparaissent le Grand prêtre, Créon, Antigone et d'autres. Antigone rejoint ensuite son père sur la scène ; à la fin du spectacle, elle réapparaît à la porte du palais où la tragédie avait frappé ses parents : Edmond Fleg a beau prescrire une réconciliation, la tragédie n'est jamais finie. Le style coloré, enfantin, de Freyer, la cohabitation d'une grande noirceur et de taches de couleurs, la poésie du faune placé tout le spectacle dans les hauteurs de la salle, tout ceci donne au mythe d'Œdipe tout son mystère, toute sa polysémie, toute sa violence, tout ce que l'œuvre elle-même peine à susciter.
La distribution est plus inégale, y compris pour ce qui concerne le rôle-titre. Christopher Maltman s'attire les ovations du public, ce que la performance qu'impose la partition justifie pleinement ; son interprétation très dramatique, très tourmentée, en vient cependant à manquer d'intériorité et de grandeur tragique, aux antipodes de celle bien connue de José van Dam – il n'y a pas de vérité définitive en la matière, mais le second était sans doute plus proche des intentions d'Enesco. Le reste de la distribution comporte de nombreux chanteurs francophones, mais l'acoustique difficile de la Felsenreitschule rend même pour eux la compréhension directe du texte difficile. La voix fatiguée mais toujours mémorable de John Tomlinson (Tirésias) est paradoxalement la plus claire en matière de diction, tandis qu'aucun des rôles féminins ne parvient à prendre véritablement forme – la faute à une œuvre qui les réduit tous à une silhouette, et parfois à l'acoustique très différente selon l'endroit où les chanteurs sont placés.
Reste donc de cette soirée avant tout l'émerveillement devant les belles images d'un génial plasticien de la scène, et tous nos encouragements à ceux qui défendent inlassablement une œuvre présentant des handicaps si redoutables.
Crédits photographiques © SF/Monika Rittershaus
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Salzbourg. Felsenreitschule. 14-VIII-2019. Georges Enesco (1881-1955) : Œdipe, opéra sur un livret d’Edmond Fleg. Mise en scène, décors, costumes : Achim Freyer. Avec : Christopher Maltman (Œdipe) ; John Tomlinson (Tirésias) ; Brian Mulligan (Créon) ; Vincent Ordonneau (Le Berger) ; David Steffens (Le Grand Prêtre) ; Gordon Bintner (Phorbas) ; Tilmann Rönnebeck (Le Veilleur) ; Boris Pinkhasovich (Thésée) ; Michael Colvin (Laïos) ; Anaïk Morel (Jocaste) ; Ève-Maud Hubeaux (La Sphinge), Chiara Skerath (Antigone) ; Anna Maria Dur (Mérope ). Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor ; Orchestre philharmonique de Vienne ; direction : Ingo Metzmacher
Votre commentaire assassin de l’oeuvre d’ Enesco n’est pas digne d’une critique musicale. Vous omettez de mentionner la richesse d’orchestration foisonnante et colorée de cette partition, parfaitement traduite par les musiciens du Wiener Philarmoniker sous la direction à la fois précise et symphonique de Metzmacher, qui remportaient une ovation méritée hier soir, traduisant l’enthousiasme d’un public qui très certainement, pour beaucoup, découvrait l’oeuvre.
Votre critique de la mise en scène onirique et tragique réalisée par Achim Freyer est juste, mais Achim Freyer doit à Enesco et Fleg son inspiration. Il n’y aurait pas de mise en scène géniale sans le génie de l’oeuvre. La beauté des mots et de la partition se révèle à qui sait l’écouter.
J’invite tous les lecteurs de cet article à dépasser la lecture de votre critique et écouter la magnifique version avec José Van Dam pour se faire un avis.
Défendons un peu le critique et effectivement « La musique d’Enesco n’est du reste qu’à peine plus souvent au programme des salles de concert » .
Naturellement ceci ne signifie pas grand chose mais les quelques enregistrements que je possède ( symphonies ; octuor à cordes ; sonates violon-piano et trios avec piano ) ne sortent pas bcp des étagères …. ce qui fait que je n’ai pas (encore ?) succombé aux sortilèges d’Œdipe!!
Ah si la magnifique rhapsodie roumaine avec Stokowski, finalement pas très jouée en France mais sans doute trop facile ?
Quant à moi je n’arrête pas de sortir des étagères :
Symphonie n.3 chez EMI par Foster
2 quatuors avec piano chez CPO
L’Octuor Opus 7 par la Kremerata Baltica chez Nonesuch
Sonate pour violon et piano n.3, label La Nuit Transfigurée
Bien sûr je n’ignore pas que cette musique a des défenseurs, certains très éminents (j’admire beaucoup Michael Gielen qui a beaucoup défendu Œdipe). Y a-t-il des choses intéressantes dans cet opéra ? Évidemment. Est-ce qu’on peut méconnaître la complexité et la richesse de la partition ? Non, bien sûr. Est-ce que cela suffit à faire un bon opéra ? C’est là que nos avis divergent.
Réponse à NB ; ce type de petit article est interessant et je vais me repencher sur mes 3 ou 4 disques Enesco . Mais que la rhapsodie roumaine est excitante !!!
Par contre même époque et même « Mitteleuropa » (???) je suis extrêmement touché par la musique de Martinu ( symphonies et quatuors surtout ) .
Il faut aller voir alors absolument Julietta à Franckfort, en septembre 😉