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Bregenz. Festspielhaus. 21-VII-2019. Jules Massenet (1842-1912) : Don Quichotte. Mise en scène : Mariame Clément. Décor et costumes : Julia Hansen. Lumière : Ulrik Gad. Avec : Gábor Bretz, Don Quichotte ; Anna Goryachova, Dulcinée ; David Stout, Sancho Pansa ; Léonie Renaud, Pedro ; Vera Maria Biter, Garcias ; Patrik Reiter, Juan ; Paul Schweinester, Rodriguez ; Elie Chapus, Chef des bandits ; Jan Bochňák, Lukáš Hynek-Krämer, Jakub Koś, Bandits ; Martin Kalivoda, Bronislav Palowski, Valets ; Felix Defèr, l’Homme. Prager Philharmonischer Chor (chef de chœur : Lukáš Vasilek) et Wiener Symphoniker, direction musicale : Daniel Cohen
Luxueuse, spectaculaire et subtile. Pour le Festival de Bregenz 2019, Mariame Clément signe une nouvelle version du dernier opéra de Jules Massenet.
Tout commence dans la plus grande confusion. Surtout pour le festivalier non germanophone, qui pense tout d'abord que la publicité pour une célèbre marque de rasoirs qu'on lui inflige sur un écran de cinéma est un passage obligé à l'adresse d'un éventuel sponsor. Un échange assez vif (en allemand) entre deux spectateurs, ponctué de huées, entretient le doute. On saura plus tard que, comme on s'en doutait un peu, le spectacle a bien commencé. Mais seul le premier homme est un comédien (Felix Defèr, déchaîné) censé s'insurger quant à l'opportunisme de cette publicité (The best a man can get), ambiguë dans sa manière de questionner la masculinité toxique, le délicat rapport homme/femme, point nodal de la quête du héros de Cervantès. Ce dernier, dans le costume du chevalier à la triste figure qu'on lui connaît (pilosité échevelée, heaume cabossé), se lève lui aussi dans la salle et entraîne ce Sancho contemporain vers la scène. L'opéra peut commencer.
Écrit par Henri Cain à partir de la pièce de Jacques Le Lorrain Le Chevalier à la triste figure, le Don Quichotte de Massenet, qualifié par ce dernier de « comédie héroïque », créé en 1910 à Monaco, n'est qu'« un parfum de Cervantès », comme le définissait assez bien Marc Minkowski lorsqu'il dirigea la très belle version Pelly pour les adieux de José van Dam à La Monnaie en 2010. Un parfum aux fragrances bien hétérogènes. De ce handicap souvent moqué, Mariame Clément n'évacue pas les contours. Bien au contraire : dans les cinq décors spectaculaires (formidable réalisation de Julia Hansen) des cinq actes de cet opéra de moins de deux heures, sa vision (quid des super-héros aujourd'hui ?), parfait dosage d'humour et de mélancolie, offre une unité inespérée, un équilibre gracieux à un opéra qui boitait.
L'Acte I serait un cadeau aux nostalgiques des spectacles à l'ancienne (mantilles, Rossinante à roulettes, baudet de carnaval) si ne venait malicieusement surligner cette Espagne de carton-pâte l'avancée à reculons d'une double-rangée de fauteuils rouges, copies conformes de ceux du Festspielhaus et dans lesquels prennent place les spectateurs du théâtre-dans-le-théâtre du houleux Prologue. L'Acte II montre comment un moulin à vent, sous l'effet d'une imagination débordante, peut faire irruption dans l'exiguïté de votre salle de bain. Quinze minutes enthousiasmantes à l'issue desquelles Mariame Clément peut entraîner ses spectateurs où elle veut : devant le mur tagué (We could be heros) de son Acte III, où les réverbères aux clignotements incertains sont des étoiles, et où son charismatique Quichotte-Spiderman convertit le grand banditisme de banlieue à la bonté, au sein du cinémascope glacé de l'open space de son Acte IV, où Dulcinée va dessiller Quichotte. Le V est un sommet d'émotion qui voit glisser à nouveau vers le spectateur la double rangée de fauteuils pourpres du début, afin de permettre à la Belle Dame sans Merci, qui se déleste de son collier, d'assister aux derniers instants du super-héros. Un palpitant effet de mise en abyme montre le très christique Quichotte délesté du poids de son costume par Sancho vêtu cette fois comme l'homme du Prologue. Ce tableau final, clos sur la reculée, au fond du plateau, du petit théâtre de Quichotte, rédime au passage l'héroïne insaisissable, ce « baume dulcifiant », ainsi que le disait Massenet de Lucy Arbell, la jeune interprète de Dulcinée, dont il s'était épris.
À ce salutaire coup de lustre scénique envers le génie singulier de Massenet colle la direction énergique, à la tête d'un très réactif Wiener Symphoniker et d'un jubilatoire Prager Philharmonischer Chor, du jeune chef israélien Daniel Cohen. Entrant dans le vif du sujet aux premières mesures, épique face au « moulin », grandiose sur l'envolée de Sancho, subtile et lyrique partout ailleurs, il révèle la beauté cachée de l'œuvre. Entouré de comprimarii irréprochables, Gábor Bretz en impose dans les différentes statures de Quichotte. David Stout s'empare avec panache de « Riez, allez, riez« , probablement l'air le plus gorgé d'émotion. Quant à Anna Goryachova, troublant sosie de la metteuse en scène dans les actes IV et V, on goûte son mezzo chaud et opulent.
On peine à comprendre que ce Don Quichotte ne soit donné que trois fois (à guichets fermés qui plus est). Bien qu'un DVD soit prévu avec une sortie au printemps 2020, il est plus d'une maison d'opéra qui ferait son miel de cette production très aboutie.
Crédits photographiques : © Bregenzer Festspiele/Karl Forster
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Bregenz. Festspielhaus. 21-VII-2019. Jules Massenet (1842-1912) : Don Quichotte. Mise en scène : Mariame Clément. Décor et costumes : Julia Hansen. Lumière : Ulrik Gad. Avec : Gábor Bretz, Don Quichotte ; Anna Goryachova, Dulcinée ; David Stout, Sancho Pansa ; Léonie Renaud, Pedro ; Vera Maria Biter, Garcias ; Patrik Reiter, Juan ; Paul Schweinester, Rodriguez ; Elie Chapus, Chef des bandits ; Jan Bochňák, Lukáš Hynek-Krämer, Jakub Koś, Bandits ; Martin Kalivoda, Bronislav Palowski, Valets ; Felix Defèr, l’Homme. Prager Philharmonischer Chor (chef de chœur : Lukáš Vasilek) et Wiener Symphoniker, direction musicale : Daniel Cohen