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Saint-Étienne. Grand Théâtre Massenet. 12-VI-2019. Georges Bizet (1838-1875) : Carmen, opéra en quatre actes sur un livret de Ludovic Halevy et Henri Meilhac, d’après la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée. Mise en scène : Nicola Berloffa. Décors : Rifail Ajdarpasic. Costumes : Ariane Isabell Unfried. Lumières : Andreas Enzler. Chorégraphie : Marta Negrini. Avec : Isabelle Druet, Carmen ; Florian Laconi, Don José ; Jean-Kristof Bouton, Escamillo ; Ludivine Gombert, Micaëla ; Julie Mossay, Frasquita ; Anna Destraël, Mercédès ; Yann Toussaint, Le Dancaïre ; Marc Larcher, Le Remendado ; Jean-Vincent Blot, Zuniga ; Frédéric Cornille, Moralès. Armelle Daoudal, Maria Novella, Della Martira, Francesco Lappano, Marta Negrini, danseurs. Chœurs Lyrique Saint-Étienne Loire (chef de chœur : Laurent Touche), Chœur à voix mixtes de la Maîtrise de la Loire (chef de chœur : Jean-Baptiste Bertrand), Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, direction : Alain Guingal
On venait pour Carmen. On a eu aussi Don José. Isabelle Druet et Florian Laconi ont enflammé le Grand Théâtre Massenet. Par bonheur, la mise en scène de Nicola Berloffa avait elle aussi son mot à dire.
Une Didon, un Orphée, une Grande Duchesse : en amont de sa prise du rôle de Cassandre de la Prise de Troie au prochain festival Berlioz, les occasions ont été encore trop rares de découvrir Isabelle Druet au premier plan des planches lyriques. On se consolait de cet ordinaire de seconds rôles croqués avec une science consommée du théâtre comme on se consolait au cinéma face à ces seconds couteaux qui savaient briller derrière les têtes d'affiche (sa Junon quasi-muette pour la Platée de Mariame Clément nous avait fait mourir de rire.) Saint-Étienne l'invite donc à montrer de quel bois se chauffe sa Carmen déjà révélée à Metz en 2011, une Carmen qui prouve aujourd'hui qu'Isabelle Druet forme avec celles de Gaëlle Arquez et Stéphanie d'Oustrac un trio de Bohémiennes des plus excitants. On est saisi dès la carte de visite de « Quand je vous aimerai » : beauté gourmande de la ligne, galbe cuivré du grave de la dernière syllabe. Tout y est dit de la séduction stylistique de cette Carmen jamais vulgaire ni histrionique, qui jamais ne poitrinera, qu'on n'aura jamais envie de faire taire : d'une Habanera drôlissime à un Air des cartes hanté, quelle palette de jeu, quelle leçon de chant !
La vulgarité, c'est plutôt du côté masculin qu'on la découvre à l'œuvre dans la mise en scène de Nicola Berloffa. Sa Norma Second Empire nous avait séduit à Nice. Sa Carmen fasciste (importée de Saint-Gall et vue à Rennes en 2017) ne manque pas d'attraits non plus. Sise dans une sorte de grange circonscrite d'un fouillis de persiennes et de portes coulissant autour d'un lointain cyclorama, à même de figurer aussi bien un corps de garde qu'une auberge ou, barrée de bouleaux arrachés à la terre, une zone de transit, cette Carmen, un peu trop sagement éclairée, aux tomber de rideaux un peu prosaïques, est aux antipodes de l'audacieuse expérimentation de Florentine Klepper comme de la folle vision de Barrie Kosky. Mais elle nous parle. Nous parlent ces contrebandiers revus en passeurs mercantiles. Nous parle surtout hélas la veulerie de cette soldatesque en chemise noire ivre de virilité, qui va trouver fil à retordre avec une Carmen obligée d'entrée de jeu de calmer le feu de ce marigot à coups de seau d'eau, pratique en vogue dans les campagnes d'antan sur le pelage en rut de certain « meilleur ami de l'homme ».
L'Acte I passionne : lisibilité des mouvements de foules servie par les couleurs des costumes (pantalons et chemises noires de sinistre mémoire pour les hommes, blouses tabac pour les femmes), et belles idées (l'inversion de la corde qui bride Carmen puis José). Dommage que Berloffa laisse ensuite, surtout au II, les bêtes de scène qu'il a sous la main se débrouiller avec leur bagage personnel. Heureusement, l'acte IV, superbe de bout en bout, tempère cette frustration : le cyclorama, transformé en écran de cinéma, attire tout Séville à la projection de la Carmen muette de Lubitsch avec Pola Negri. Excellente idée qui donne pour une fois à voir le défilé de tous les groupes cités dans la partition. Quadrille des toreros, alguazil, chulos, banderillos et picadors : ils sont venus, ils sont tous là ! Berloffa reprend alors la bride du drame, chacun se voyant parfaitement dirigé, même les oranges lancées sur l'écran. Le film de Lubitsch est pudiquement flouté au moment de l'affrontement final, haletant.
Florian Laconi a déjà occis plus d'une Carmen mais le chanteur, perceptiblement impressionné par sa partenaire, entame cette fois avec elle un dialogue qui les conduit l'un comme l'autre très loin dans leur art respectif. L'on n'est pas prêt d'oublier le stupéfiant finale du III, avec une Carmen au bord de la crise cardiaque. Le José hors-pair de Laconi allie la beauté d'une émission puissante et l'empathie d'une sincère émotion intérieure. On apprécie tout particulièrement sa façon de faire fleurir la force de certains aigus sur une enivrante et très brève émission piano.
Cette Carmen 100 % francophone (espèce en voie d'apparition ?) nous venge de tant de distributions trop cosmopolites pour être audibles. Ludivine Gombert est Micaela. La voix, bien qu'un peu droite, est précise et touchante. Jean-Kristof Bouton compense la projection limitée et les graves un peu insuffisants de son Escamillo par un jeu scénique à faire tomber chacune et chacun (Berloffa lui fait judicieusement signer des autographes.) Julie Mossay et Anna Destraël sont respectivement Frasquita et Mercedès : leur énergie comme leurs moyens conséquents pallient des timbres pouvant gagner en séduction. Yann Toussaint, Dancaïre imposant, s'accorde bien avec le Remendado de Marc Larcher. Frédéric Cornille est un Moralès gouailleur et séduisant, Jean-Vincent Blot un Zuniga somptuaire. L'engagement choral est total, enfants compris, bien sollicités par Berloffa. Alain Guingal, alerte, classique (jusque dans le choix du retour à la version Guiraud), a fort à faire en ce soir de première pour canaliser l'énergie puissante et communicative déversée du plateau sur la fosse.
Crédits photographiques : © Cyrille Cauvet
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Saint-Étienne. Grand Théâtre Massenet. 12-VI-2019. Georges Bizet (1838-1875) : Carmen, opéra en quatre actes sur un livret de Ludovic Halevy et Henri Meilhac, d’après la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée. Mise en scène : Nicola Berloffa. Décors : Rifail Ajdarpasic. Costumes : Ariane Isabell Unfried. Lumières : Andreas Enzler. Chorégraphie : Marta Negrini. Avec : Isabelle Druet, Carmen ; Florian Laconi, Don José ; Jean-Kristof Bouton, Escamillo ; Ludivine Gombert, Micaëla ; Julie Mossay, Frasquita ; Anna Destraël, Mercédès ; Yann Toussaint, Le Dancaïre ; Marc Larcher, Le Remendado ; Jean-Vincent Blot, Zuniga ; Frédéric Cornille, Moralès. Armelle Daoudal, Maria Novella, Della Martira, Francesco Lappano, Marta Negrini, danseurs. Chœurs Lyrique Saint-Étienne Loire (chef de chœur : Laurent Touche), Chœur à voix mixtes de la Maîtrise de la Loire (chef de chœur : Jean-Baptiste Bertrand), Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, direction : Alain Guingal