Lab.Oratorium de Philippe Manoury crée l’événement à la Philharmonie
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Paris. Philharmonie, Grande salle Pierre Boulez. 3-VI-2019. Philippe Manoury (né en 1952) : Lab.Oratorium, pour deux chanteuses, deux acteurs, ensemble vocal, chœur, orchestre et électronique. Mise en scène : Nicolas Stemann ; conception lumière : Rainer Casper. Rinnat Moriah, soprano ; Tora Augestad, mezzo-soprano ; Patrycia Ziolkowska, récitante ; Sebastian Rudolph, récitant ; Thomas Goepfer, réalisation informatique musicale Ircam ; Gürzenich-Orchester Köln ; SWR Vokalensemble ; chœur Stella Maris ; direction : François-Xavier Roth
Soirée-événement à la Philharmonie de Paris, dans le cadre du festival Manifeste, avec la création française du troisième volet de la Trilogie Köln, commandée à Philippe Manoury par le Gürzenich-Orchester et son chef François-Xavier Roth : au centre du projet, l'actualité brûlante du drame des migrants inspire au compositeur l'une de ses réalisations les plus abouties en terme de dramaturgie sonore et de déploiement spatial puissamment expressif.
Le mot-valise Lab.Oratorium, titre de cette nouvelle œuvre, associe deux termes essentiels à la pensée compositionnelle : celui de laboratoire, d'une part, car une partie du travail s'est constituée au fur et à mesure des répétitions, nous dit Manoury, selon le processus de l'écriture de plateau ; celui d'oratorio, d'autre part, puisque la partition pour orchestre, chœurs et électronique génère une trame narrative ainsi qu'une dimension théâtrale, par la présence du texte parlé que le compositeur a cherché à « mélodiser ». L'idée était déjà à l'œuvre dans son dernier opéra Kein Licht, Manoury poursuivant ici l'aventure avec le même collaborateur et metteur en scène Nicolas Stemann.
Sur le plateau, comme dans Kein Licht, deux acteurs-récitants, micros en main (Patrycia Ziolkowska et Sebastian Rudolph louvoyant entre langues allemande et française) conduisent le scénario, élaboré en dix scènes d'une heure trente environ au total. Ils accueillent d'abord les musiciens de l'orchestre puis nous invitent à embarquer – « réservez votre table » – sur fond d'ambiance marine. Le plateau de la Philharmonie devient alors la proue d'un navire, la croisière étant la métaphore de notre société de consommation frivole et peu citoyenne : une manière de débuter sur un ton plutôt léger, quoique grinçant (quelques pas de danse disco sont esquissés dans le III, « Histoire et cocktails »), avant l'arrivée des passagers clandestins…
L'Orchestre du Gürzenich de Cologne, convié pour la première fois à la Philharmonie de Paris, est ici en position frontale. Seuls deux groupes de cuivres se faisant face sont délocalisés dans les étages. On est immédiatement happé par l'efficacité de l'écriture manourienne procédant par strates sonores envoutantes, dans une première page orchestrale striée de grelots mahlériens, où dominent le pupitre des cuivres et leur trace aérienne.
Ce sont avec les masses chorales (l'ensemble vocal de la SWR et le chœur amateur Stella Maris superbement préparés) ainsi qu'avec le ressort de la partie électronique générée en temps réel, que Manoury entend mettre l'auditoire au centre du son. L'idée de placer les chanteurs dans les rangs du public pour leur première intervention (ils sont alors dirigés par Léo Warynski depuis l'arrière-scène), crée d'emblée une vibration très émotionnelle. Du balcon à l'arrière-scène, dans les travées du parterre ou sur le plateau qu'ils envahissent plusieurs fois, les chœurs, auxquels sont confiés des pages de toute beauté, confèrent force et monumentalité à l'ouvrage : telle cette quatrième scène poignante (« Grodek ») plongée dans l'obscurité, mêlant à l'orchestre la masse chorale et la voix parlée « musicalisée », dans un maelström sonore aux contrastes abyssaux. Superbe également est la Nachtmusik du VI, sur les effets de lumière (ceux de Rainer Casper) jouant avec les nuages de vapeur qui surgissent des deux côtés de la scène. Le mélodrame qui suit, où voix parlées et chantées s'enchevêtrent sur un fond d'orchestre très ciselé, fait monter la tension expressive jusqu'à saturation de l'espace.
Les textes chantés sont des commentaires poétiques choisis par le compositeur sur l'errance (ceux de la poétesse autrichienne Ingeborg Bachmann) ou sur les horreurs de la guerre (le poème Grodek de Trakl), faisant écho à la situation des migrants. Stemann y infiltre les propos d'Elfriede Jelinek interrogeant les peurs de nos sociétés, des invectives lancées par le chœur avant de quitter la salle. Les positions stratégiques, dans les étages de la Grande salle, des deux solistes en robe lamée d'argent, la mezzo Tora Augestad et la soprano Rinnat Moriah superbement investies, mettent en valeur chacune de leurs interventions. L'écriture vocale balance entre un Sprechgesang tendu et des profils mélodiques plus déliés, au lyrisme bergien, assumés avec une flexibilité virtuose par la voix de la soprano.
Le témoignage poignant d'un sauveteur de l'Aquarius – « On voit des trucs de dingue et on n'en parle pas » – donné in extenso dans les notes de programme (« Sauvetage critique ») -, constitue la partie strictement théâtrale du V, qui nous met au cœur des réalités. François-Xavier Roth, sur tous les fronts ce soir et avec une concentration qui sidère, prend la parole pour annoncer, en français, la teneur du récit confié aux deux acteurs. Manoury n'a pas souhaité traiter musicalement le texte, invitant par contre, à la fin de chaque représentation, l'association SOS Méditerranée et sa directrice générale Sophie Beau, pour une rencontre très chaleureuse avec les artistes de Lab.Oratorium, et des échanges avec le public sur l'action menée par cette phalange, après l'interdiction de l'Aquarius de poursuivre ses opérations de sauvetage en Méditerranée.
Lab.Oratorium se referme très symboliquement sur la phrase chantée d'Hannah Arendt qui, pour le compositeur, résume l'œuvre entière : « Heureux celui qui n'a pas de patrie ».
Crédit photographique : © Vincent Lappartient
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Paris. Philharmonie, Grande salle Pierre Boulez. 3-VI-2019. Philippe Manoury (né en 1952) : Lab.Oratorium, pour deux chanteuses, deux acteurs, ensemble vocal, chœur, orchestre et électronique. Mise en scène : Nicolas Stemann ; conception lumière : Rainer Casper. Rinnat Moriah, soprano ; Tora Augestad, mezzo-soprano ; Patrycia Ziolkowska, récitante ; Sebastian Rudolph, récitant ; Thomas Goepfer, réalisation informatique musicale Ircam ; Gürzenich-Orchester Köln ; SWR Vokalensemble ; chœur Stella Maris ; direction : François-Xavier Roth