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Enthousiasmants Néron et Agrippine à la Philharmonie de Luxembourg

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Luxembourg. Grand Auditorium de la Philharmonie. 14-V-2019. Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : Agrippina, drama per musica in tre atti HWV 6. Avec : Joyce DiDonato, Agrippina ; Luca Pisaroni, Claudio ; Elsa Benoit, Poppea ; Xavier Sabata, Ottone ; Franco Fagioli, Nerone ; Andrea Mastroni, Pallante ; Carlo Vistoli, Narciso ; Biagio Pizzuti, Lesbo. Il Pomo d’Oro, direction : Maxim Emelyanychev

Distribution de rêve pour un opéra de jeunesse de Haendel. Fougue, émotion, expression, tous les ingrédients sont réunis.

Cette soirée de la Philharmonie de Luxembourg marque le coup d'envoi d'une tournée européenne qui permettra à Agrippine d'exhaler ses troubles et ses émois devant les publics de Paris, Madrid, Barcelone puis Londres. Créé à Venise pour le Carnaval de 1709, l'opéra Agrippina représente pour Haendel un des premiers grands triomphes de toute sa production lyrique. C'est d'ailleurs cette occasion qui lui valut de la part du public italien l'appellation affectueuse de « caro sassone ». Aujourd'hui, le subtil mélange de tragique et de comique, encore caractéristique au début du XVIIIᵉ siècle de l'opéra vénitien, convient idéalement aux goûts d'un public désormais acquis aux codes et aux conventions de l'opéra baroque. Parmi les conditions sine qua non pour faire passer un ouvrage contenant plus de trois heures de musique, on compte sur la capacité des interprètes à faire vivre un texte en enchaînant des récitatifs relativement longs, mais qui doivent rester tout au long vivants et pétillants, et des airs plutôt courts par rapport à ceux de l'opera seria que Haendel allait développer lors de ses années londoniennes. C'est dans ces airs qu'il convient pour les chanteurs d'imprimer le climat émotionnel inhérent à une situation dramatique souvent outrée, du moins dans cet ouvrage, qui force le spectateur à se mettre en empathie avec les personnages tout en s'offusquant ou/et en s'amusant de leurs agissements. L'ironie qui marque ce fascinant ouvrage provient souvent du décalage entre le jugement que la morale la plus élémentaire nous conduit à porter sur certains actes, et la compréhension intime que nous pouvons avoir des mobiles et motivations des différents protagonistes. De ce côté-là, dans la capacité qu'ont les personnages à justifier, excuser ou tenter de faire oublier leurs méfaits respectifs, on pourra dire que l'égoïsme, l'intérêt personnel et la manipulation sont équitablement répartis entre tous, à une exception près, et l'on ne peut finalement que se résoudre à s'amuser de ce désolant mais désopilant étalage d'hypocrisie et de mauvaise foi. On y retrouve d'ailleurs mainte situation politique ou sociétale des temps modernes… De toute évidence, les chanteurs réunis pour la tournée ont beaucoup travaillé la restitution du récitatif, et même si la version de concert prive l'opéra de la magie de la scène, la dimension théâtrale transparaît à chaque instant. Certains interprètes n'hésitent pas, d'ailleurs, à donner dans la mimique et à œuvrer dans la gestuelle, et cela pour le plus grand bonheur du public conquis par le naturel et l'humour avec lequel la plupart des artistes jouent le jeu. Vocalement, le plateau est proche de l'idéal.

La révélation de la soirée est sans doute la jeune . Son soprano frais et pulpeux, rompu à la vocalise et à la ligne mozartiennes, fait merveille dans un emploi qui appelle une certaine sensualité vocale. Aucune faiblesse pour les rôles dits secondaires, même si la basse d' accuse parfois quelque raideur dans le bref rôle de Pallante, en tout cas si l'on compare sa voix à celle du baryton , excellent dans le rôle peu signifiant de Lesbo, et surtout à celle de , véritablement royal en empereur Claudio. Les airs de ce dernier, notamment « Pur ritorno a remirarvi », auront compté pour leur mélange de mordant et d'onctuosité parmi les grands moments de la soirée. Le pendant de Pallante, Narciso, est servi par le contreténor , autre voix richement timbrée qui sait faire sortir avec subtilité tout l'humour de son texte. Remplaçant au pied levé Marie-Nicole Lemieux qui devait chanter Ottone, montre une certaine familiarité avec son rôle, pour lequel il trouve des accents dignes et émouvants, notamment lors de son grand air « Voi che udite il mio lamento ». Malgré cela, la relative faiblesse de son registre grave, et un certain manque de projection qu'on ne décèle pas dans ses enregistrements discographiques, rendent sa prestation du seul personnage désintéressé de la partition quelque peu en-deçà de celle de ses partenaires.

N'ayant plus désormais à démontrer l'insolence et le caractère exceptionnel de ses moyens, soigne plus qu'à l'accoutumée la caractérisation de son personnage, faisant de son Néron campé en post-ado moqueur, libidineux, capricieux et colérique un sale gamin aussi attachant qu'insupportable. Comme on pouvait s'y attendre, il crève le plafond avec un « Come nube che fugge dal vento » chanté à vitesse supersonique, avec des accents presque bartoliens. On a gardé bien sûr pour la bonne bouche l'incroyable Agrippina de . La cantatrice, à ce stade de sa carrière, maîtrise tous les aspects de son art et l'on ne sait s'il faut davantage admirer l'art de la diseuse, la beauté intrinsèque de la voix, la perfection technique du chant ou les multiples colorations dont elle sait parer son instrument. « Pensieri » nous emmène sur les sommets de l'expressivité, « Ogni vento » sur ceux de la virtuosité. L'actrice, qui sait faire ressortir toute la perversité d'un personnage qu'elle sait rendre à la fois drôle, terrifiant et attachant, s'en donne à cœur joie, ne serait-ce que dans la manière dont elle se meut ou s'amuse à chausser ou enlever ses lunettes. On envie les New-Yorkais qui auront, lors de la saison 2019-2020, la chance de voir cette remarquable artiste dans la mise en scène de David McVicar.

Quand on dira que l'ensemble orchestral était Il Pomo d'oro, dirigé par avec toute la sensibilité et l'énergie qu'on lui connait, on comprendra que la soirée se soit révélée exceptionnelle. C'est avec impatience qu'on attend l'enregistrement discographique qui devrait couronner la tournée.

Crédit photographique : © Philharmonie Luxembourg Alfonso Salguerio

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