Didier Lockwood, Charlotte Nessi et la modernité de Perec
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Vesoul. Théâtre Edwige Feuillère. 3-V-2019. Didier Lockwood (1956-2018) : Journal d’un usager de l’espace, opéra-jazz d’après Espèces d’espaces de Georges Perec. Mise en scène : Charlotte Nessi (assistée d’Hippolyte Oudin). Chorégraphie : Evandra Martins. Décor : Gérard Champlon. Avec les enfants des Ateliers chant-danse-théâtre du Théâtre Edwige Feuillère. Benoît Sourisse, piano, claviers ; Stéphane Guillaume, saxophones, flûte, trompette ; Jean-Michel Charbonnel, basse, contrebasse ; Olivier Louvel, guitare ; Léo Danais, batteries, percussions. Direction musicale : Benoît Sourisse, assisté de Mylène Liebermann
En ouverture de la dixième édition de Mois Voix d'enfants/Espace scénique, Charlotte Nessi reprend Journal d'un usager de l'espace, la commande qu'en 1999 son Ensemble Justiniana et l'Opéra national de Paris avaient passée au célèbre jazzman.
Jalon important de l'imposante production de l'Ensemble Justiniana (la Compagnie nationale de théâtre lyrique et musical voit approcher sa quarantième année d'existence), ce petit opéra, composé sur le texte « sans une ride » de Georges Perec Espèces d'espaces (1976), reste lui aussi d'une brûlante actualité. Dans son texte brillant, le facétieux écrivain de La vie mode d'emploi, en entomologiste humain, posait la lucidité sans concession de son regard médiumnique sur les espaces où se débattent les hommes, sa philosophie « mélancomique » culminant dans le célèbre aphorisme : « Vivre, c'est passer d'un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner. »
Charlotte Nessi, fascinée par le propos, avait, dès 1987, commandé à André Litolff un premier opéra, avant de récidiver avec Didier Lockwood en 1999. À l'un comme à l'autre, elle avait laissé l'initiative de mettre en musique les passages du texte de Perec qui les inspiraient avant de se rendre compte que l'un comme l'autre avaient fait des choix similaires. Elle mit en scène le Journal d'un usager de l'espace I de Litolff en noir et blanc, puis le Journal d'un usager de l'espace II de Lockwood en couleurs.
On succombe aux réussites de la plupart des tableaux élus par Didier Lockwood, vingt et un au total. L'opéra débute par une brève évocation des espaces galactiques, de celui de la page sur laquelle l'auteur écrit, puis règle son focus sur les espaces où évoluent les hommes (lit, chambre, appartement, rue, quartier, ville) avant de conclure, non sans avoir auparavant questionné les frontières, par la belle envolée planétaire de l'apaisant chœur final (Le monde), qui se voit balayé par l'abrupt d'un Épilogue en forme de mise en garde contre les architectures et les politiques en charge de penser les espaces des vies humaines: « Le problème n'est pas d'inventer l'espace (…) mais de (…) le lire ; car ce que nous appelons quotidienneté n'est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d'anesthésie. » À l'heure où les enfants alertent leurs parents sur l'environnement, les voici qui, dans ce spectacle, les questionnent sur l'espace.
Journal d'un usager de l'espace est donc un « opéra-jazz pour voix d'enfants et orchestre de jazz ». Le style de Didier Lockwood, disparu il y a un an, affiche, dans cet opus d'une heure dix, une inattaquable santé mélodique, ainsi qu'une variété d'influences musicales à même de séduire les réfractaires au genre : nappes cosmiques au synthétiseur, reggae, psalmodie liturgique, récitatifs parodiés au clavecin, l'évidence de la world music pour Le monde. Chœurs et arias alternent, soutenus par l'excellence de quatre instrumentistes (saxos, flûte, trompette, basse et contrebasse, guitares, batterie et percussions) pour la plupart compagnons de jeu de Lockwood, réunis autour des claviers du complice du compositeur, Benoît Sourisse, lequel assure, en compagnie de la cheffe de chœur Mylène Liebermann, la direction musicale.
L'articulation essentielle du texte de Perec est secondée par une sonorisation rehaussée de quelques micros HF. Les solistes sont tous issus du chœur composé de quarante-cinq enfants et adolescents (la création de 1999 ne concernait que treize enfants solistes). La diction frise la perfection, à de rares écueils près (seuls les familiers de l'œuvre saisissent l'hilarante conclusion de L'appartement : « et dans une chambre de bonne, on met… un étudiant »).
Le spectacle, sis dans le beau et signifiant décor de Gérard Champlon (un élégant damier vert et noir au pied d'un quintette de colonnades posées devant un infini céleste), est magnifié, dans cette version profondément remaniée, par la folle énergie du style énergique et malicieux de la chorégraphe Evandra Martins, collaboratrice régulière de l'Ensemble Justiniana. La garde-robe, d'une variété dispendieuse, croque l'individualité de chacun des participants en permettant au spectateur de s'attacher vraiment à chacun des protagonistes.
70 minutes seulement. On quitte à regret ce Journal d'un usager de l'espace en souhaitant que la réussite de ce geste musical et politique investisse à présent d'autres espaces que celui du Théâtre Edwige Feuillère de Vesoul où, trois représentations durant, il a captivé tous les publics. Y compris le plus exigeant qui soit (la deuxième représentation était réservée aux scolaires) : celui des enfants. Concernés.
Crédits photographiques : © Yves Petit
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Vesoul. Théâtre Edwige Feuillère. 3-V-2019. Didier Lockwood (1956-2018) : Journal d’un usager de l’espace, opéra-jazz d’après Espèces d’espaces de Georges Perec. Mise en scène : Charlotte Nessi (assistée d’Hippolyte Oudin). Chorégraphie : Evandra Martins. Décor : Gérard Champlon. Avec les enfants des Ateliers chant-danse-théâtre du Théâtre Edwige Feuillère. Benoît Sourisse, piano, claviers ; Stéphane Guillaume, saxophones, flûte, trompette ; Jean-Michel Charbonnel, basse, contrebasse ; Olivier Louvel, guitare ; Léo Danais, batteries, percussions. Direction musicale : Benoît Sourisse, assisté de Mylène Liebermann