De l’épaisseur et autres qualités du son avec l’ensemble Court-Circuit
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Paris. Auditorium Marcel Landowski du CRR. 22-I-2019. Jean-Luc Hervé (né en 1960) : Au dehors pour trio à cordes et piano ; Valerio Sannicandro (né en 1971) : Limina pour ensemble (Création mondiale) ; Philippe Leroux (né en 1959) : Prélude à l’épais pour ensemble ; L’épais pour ensemble (Création mondiale) ; Postlude à l’épais pour ensemble. Ensemble Court-circuit, direction : Jean Deroyer
Deux créations mondiales sont à l'affiche du concert de l'ensemble Court-Circuit qui met à l'honneur Philippe Leroux, un des compositeurs les plus étonnants de sa génération. Il fête cette année ses soixante ans.
Les cinq pièces au programme sondent, chacune à leur manière, les qualités morphologiques du son et les pouvoirs internes de la matière. Dans Au dehors de Jean-Luc Hervé, la musique est nantie d'une force ascensionnelle irrépressible ralliant le concept de germination qui anime le compositeur depuis plusieurs années. Un travail très fin sur les couleurs du spectre et le mouvement qui le balaie (fusée, spirale, glissandi, etc.) nourrit le processus à l'œuvre, jusqu'à l'émergence (du dedans au dehors) et la transfiguration de la matière : l'instant est pure poésie, où les instrumentistes sont relayés par de petits haut-parleurs sans fil (qu'ils déclenchent eux-mêmes), diffusant leurs sons fragiles et cristallins, comme une résultante de la poussée souterraine.
C'est un voyage onirique au cœur du son (on pense à Giacinto Scelsi) auquel nous convie ensuite le compositeur et chef d'orchestre italien Valerio Sannicandro dans Limina (Seuil), une première ce soir, qui met en vedette la clarinette (et clarinette basse) de Pierre Dutrieu. L'interprète va se déplacer quatre fois autour de l'ensemble, marquant les étapes de cette trajectoire que ponctuent parfois des sonneries de crotales, jouées par le contrebassiste. En lien avec le soliste, le piano (Jean-Marie Cottet très réactif) tient également un rôle essentiel dans la « fabrique » du timbre, favorisant les mixtures et autres hybridations de timbres qui tiennent l'écoute captive. Le son chez Sannicandro est une substance musicale vivante, douée de tension énergétique au sein d'une poétique sonore très personnelle.
Ces propos valent également pour la musique de Philippe Leroux, engageant toujours, par le truchement de son écriture virtuose, une démarche expérimentale originale. Doué d'un imaginaire hors norme, Philippe Leroux est un des très rares compositeurs à faire converger dans son travail l'approche concrète du matériau, qu'il a menée au GRM (Groupe de Recherche Musicale) et le traitement du son instrumental acquis à l'Ircam. Cela s'entend dans les trois pièces (le triptyque sera augmenté d'un quatrième volet très prochainement) s'intéressant à l'épaisseur du son.
Inspirée d'une toile de la collection Bourgie sise à Montréal où vit et enseigne le compositeur, Prélude à l'épais est une œuvre saisissante, sorte d'« opéra intérieur » instaurant un rapport singulier entre la musique et les mots, ceux d'une phrase de Paul Claudel : « Moi je rentre dans la nuit, par dessus ma nuit pour l'écouter ». Ils infiltrent toute la partition, Leroux demandant aux musiciens (chef inclus) non seulement de dire le texte mais aussi de dessiner dans l'espace ses lettres avec des gestes que l'écriture musicale transpose dans le monde instrumental. Tout à la fois acteurs et musiciens, les interprètes de Court-Circuit et leur chef Jean Deroyer, complices d'un univers sonore qu'ils accompagnent depuis de longues années, s'approprient cet objet singulier avec une élégance et un style rares.
L'instrumentation change (trombone, contrebasse et accordéon en sus) dans L'épais, commande d'État donnée en création mondiale. L'œuvre au geste fort projette des images autant qu'elle nous immerge dans un espace d'une grande plasticité, communiquant cette « force d'évolution interne de la matière » mentionnée par le compositeur dans sa note d'intention. L'écriture virtuose renvoie très souvent aux techniques de l'électroacoustique – l'accordéon aidant – et sa part d'inouï qui confond l'écoute.
Plus court, Postlude à l'épais ramène l'instrumentation du «Prélude» (flûte, clarinette, cordes et piano). Paradoxalement, l'œuvre est composée en premier et relève d'une expérience quasi métaphysique vécue par le jeune Leroux à dix-sept ans, qu'il serait trop long de conter ici. Elle met en jeu une dialectique constante du fixe et du mobile, par l'omniprésence d'un accord qui se répète durant toute la partition et se transforme à mesure. La trajectoire impeccablement conduite est conditionnée par ses répétitions, où s'exercent également la cinétique des lignes et le travail sur les textures, balançant entre l'épaisseur et la transparence. Comme ses deux voisines, Postlude à l'épais laisse l'oreille captive et suspendue au devenir du son.
Crédits photographiques : © Cécile Brossard
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Paris. Auditorium Marcel Landowski du CRR. 22-I-2019. Jean-Luc Hervé (né en 1960) : Au dehors pour trio à cordes et piano ; Valerio Sannicandro (né en 1971) : Limina pour ensemble (Création mondiale) ; Philippe Leroux (né en 1959) : Prélude à l’épais pour ensemble ; L’épais pour ensemble (Création mondiale) ; Postlude à l’épais pour ensemble. Ensemble Court-circuit, direction : Jean Deroyer