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Paris. Opéra comique. 19-XI-2018. Karlheinz Stockhausen (1928-2007) : Donnerstag aus Licht, opéra en trois actes ; mise en scène Benjamin Lazar ; décors et costumes Adeline Caron ; Lumières Christophe Naillet ; vidéo Yann Chapotel ; réalisateur en informatique musicale Augustin Muller ; projection sonore Florent Derex. Michael ténor, Damien Bigourdan (acte I), Safir Behloul (acte III) ; Michael trompette, Henri Deléger ; Michael danseur, Emmanuelle Grach ; Eva soprano, Léa Trommenschlager (acte I), Elise Chauvin (acte III) ; Eva danseuse Suzanne Meyer ; Luzifer basse , Damien Pass ; Luzifer trombone, Mathieu Adam ; Luzifer danseur, Jamil Attar ; accompagnateur de Michael, piano, Alphonse Cemin ; paires d’hirondelle-clowns, clarinettes Alice Caubit, Ghislain Roffat. Deux jeunes saxophones, Darius Moglia, Eléonore Brundell ; Michael enfant, Ilion Thierrée. Orchestre Le Balcon ; Orchestre à cordes du CRR de Paris; Orchestre impromptu ; Le jeune choeur de Paris ; direction : Maxime Pascal
L'ensemble Le Balcon, qui fête cette année ses dix ans d'existence, s'est donné pour but de monter l'intégralité de Licht, l'opéra en sept jours de Karlheinz Stockhausen, durant les sept prochaines années, chose qui n'avait encore jamais été envisagée. Le coup d'envoi est donné à l'Opéra comique avec Donnerstag aus Licht, créé à la Scala de Milan en 1981 et jamais encore programmé en France.
La rencontre avec la musique de Stockhausen est une évidence pour Le Balcon, avance Maxime Pascal, chef d'orchestre charismatique de l'ensemble, tant la transversalité artistique et l'outil électronique chers au compositeur sont au centre du travail de la compagnie. Le Balcon, dont on connait l'engagement sans compter, s'est déjà plus d'une fois confronté à l'univers de Licht, prélevant des scènes de différentes Journées. On se souvient du retentissant Luzifers Abschied (extrait de Samstag aus Licht) donné à la Basilique de Saint-Denis en 2016. « C'est la première fois que la famille Stockhausen ne s'implique pas directement dans une production de Donnerstag » renchérit Benjamin Lazar, le metteur en scène, précisant que certains interprètes ont pu aller travailler à Kürten (l'atelier de Stockhausen) avec les créateurs du rôle pour recueillir l'esprit des lieux et du maître. Car ses exigences étaient grandes, en matière d'interprétation (jamais de partition) et de représentation, liant le jeu au geste de l'interprète, ainsi qu'à son costume, dans l'idée du spectacle total. Au point de consacrer les trente dernières années de sa vie de créateur à l'opéra, avec Licht d'abord (1977-2003) puis Klang (Les 24 heures du jour) de 2004 à sa mort.
Donnerstag aus Licht est la première des sept journées écrites par Stockhausen, la seule ayant une trame narrative comptant trois actes, sans oublier Donnerstags-Gruss (salut de Jeudi) et Donnerstags Abschied (Adieu de Jeudi), des fanfares jouées à l'extérieur du théâtre pour accompagner le public au début et à la fin du spectacle. Le «Jeudi de lumière» est celui de Michael, un des trois êtres spirituels de Licht, avec Eva et Luzifer qui interviendront également. Plus esprits que personnages, ils auront chacun trois incarnations, à travers la voix d'un chanteur, le son d'un instrumentiste et le geste d'un danseur. Précisons également que la conception globale des sept Journées est régie par l'esprit sériel et le nombre, à l'origine des trois « formules » (noyau mélodico-rythmique) attachées à chacune des figures évoquées. Celle de Michael intègre le chiffre 13 ainsi qu'un claquement de langue après le premier silence, un décompte et des instances bruitées qui reviennent à plusieurs reprises dans les parties vocales et instrumentales de cette soirée.
Le première acte, axé sur la voix et le théâtre (avec un chœur virtuel), est quasi autobiographique. L'enfance de Michael n'est autre que celle du jeune Stockhausen, vivant à côté d'une mère (Eva) aimante et musicienne mais victime de troubles mentaux (elle sera euthanasiée par les Nazis) et d'un père (Luzimon), maître d'école, qui meurt à la guerre. Michael (Damien Bigourdan, ténor) rencontre alors Mondeva, une « fille des étoiles » au plumage bleu-vert (Iris Zerdoud/Eva cor de basset) dont il tombe amoureux. Il décide alors de devenir musicien, admis dans le cercle au terme d'épreuves passées devant un jury très enthousiaste.
Le plateau foisonnant, où les scènes s'interpénètrent et les personnages se multiplient (chanteurs, danseurs et instrumentistes) évoque l'espace pluraliste d'un Bernd Aloïs Zimmermann (« frère ennemi » de Stockhausen) dont Benjamin Lazar sait tirer parti très habilement. Léa Trommenschlager (Eva soprano) et Damien Pass (Luzimon basse), les plus sollicités, assument vaillamment leurs rôles, relayés par Suzanne Meyer (Eva danseuse très élégante) et Mathieu Adam (Luzimon trombone). À la fin de l'acte, Michael trompette (Henri Deléger), son instrument sur l'épaule, est prêt à partir quand Michael danseur (gracile Emmanuelle Grach) évolue sur le plateau dans une chorégraphie très stylisée.
Plus court (50′), le second acte, Le voyage de Michael autour de la terre, est purement instrumental et sous la direction énergétique de Maxime Pascal. L'orchestre nombreux (Le Balcon et l'Orchestre impromptu) se déploie sur deux niveaux. L'acte met en vedette Henri Deléger (Michael trompette), accomplissant une performance scénique autant que musicale, ses sourdines à portée de main pour modifier, filtrer sans cesse le timbre de son instrument. Sur la vidéo en fond de scène (celle de Yann Chapotel), un enfant fait tourner une mappemonde, pointant du doigt les sept étapes du voyage, de Cologne à Jerusalem. Chaque pays est signifié par un détail caractéristique : la section des cuivres pour New-York, des résonances de gong pour Bali, la chorégraphie des yeux du soliste pour l'Inde… l'enjeu de Donnerstag aus Licht étant « de s'amuser comme un enfant avec les sons » avait dit Stockhausen. Arrivé en Afrique, Michael-trompette doit affronter un fauve (le tuba) dans un combat qui met le gros instrument (et le musicien) à terre tandis qu'une « paire d'hirondelles-clowns » – Alice Caubit et Ghislain Roffat virevoltants avec leur clarinette – viennent ponctuellement faire leurs numéros en sillonnant le plateau. D'autres instruments éloquents – la musique raconte chez Stockhausen – comme la contrebasse, la harpe ou la clarinette basse s'immiscent dans la trajectoire et contribuent à la variété de ce spectacle auriculaire et hypnotique.
Le dernier acte, ritualisant, voit le retour de Michael dans sa résidence céleste. Un faisceau de lasers colorés du plus bel effet embrase le plateau. Cinq petits chœurs distribués dans le public, cinq groupes instrumentaux (l'orchestre junior des cordes du CRR de Paris en sus), le chœur virtuel et Eva dans sa triple incarnation – l'Eva soprano d'Élise Chauvin -, au total quelques deux cents participants, célèbrent Michael par un hymne d'une puissance vibratoire qui nous étreint. Mais l'esprit du mal rôde – hip-hop de Jamil Attar/Luzifer danseur – et s'exprime à travers la voix de Luzifer basse/Damien Pass dans un réquisitoire qui ne parviendra pas à troubler la fête : « Tout le plan des fils du paradis d'une élévation par la mort est pervers ! » dit l'ange déchu ; « Michael, tu es un fou naïf ». Ces derniers mots sont, au dire de Maxime Pascal, ceux de Pierre Boulez adressés à Karlheinz pour exprimer son amitié indéfectible à l'un de ses plus proches confrères…
Toujours dans l'excès – ainsi va le génie – Stockhausen ajoute à ces trois bonnes heures de spectacle une « vision » un rien redondante, celle de Michael sous sa triple forme de ténor – rayonnant Safir Behloul – de trompettiste – Henri Deléger infatigable – et de danseur, Emmanuelle Grach exécutant les gestes d'un rituel mystérieux.
Musiciens, chanteurs, metteur en scène et techniciens du son, tous ont contribué à la réussite de ce spectacle hors norme, sollicitant l'énergie et le talent fou de la jeunesse. Autant d'ondes positives pour les Journées à venir, Samstag aus Licht (1981-84) sans doute, la deuxième conçue par Stockhausen en direction de Luzifer.
Crédit photographiques : © Vincent Pontet
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