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Luxembourg. Grand Théâtre. 14-X-2018. Giuseppe Verdi (1813-1901) : La Traviata, opéra en trois actes sur un livret de Francesco Maria Piave d’après Alexandre Dumas fils. Mise en scène, décors, lumières : Robert Wilson ; costumes : Yashi. Avec : Nadezhda Pavlova (Violetta Valéry) ; Airam Hernández (Alfredo Germont) ; Dimitris Tiliakos (Giorgio Germont) ; Natalia Buklaga (Flora Bervoix) ; Elena Yurchenko (Annina) ; Viktor Shapovalov (Douphol)… Chœur et orchestre MusicAeterna, direction : Teodor Currentzis
On aurait pu rêver meilleure distribution, mais la prodigieuse intelligence dramatique et musicale qui fait vibrer la fosse emporte tout sur son passage.
Quel est à l'opéra le pouvoir du chef ? Les spectateurs, après avoir ovationné les chanteurs, ont accueilli de manière beaucoup plus contrastée Teodor Currentzis, à qui certains ont dû reprocher de ne pas se conformer à leur image de l'œuvre – bien à raison, Currentzis n'ayant certes pas comme objectif de laisser la patine là où elle s'est déposée, mais ces quelques hueurs ont l'épiderme bien délicat.
Et la distribution fêtée par le public, elle, n'est certainement pas irréprochable. Dimitris Tiliakos a une science certaine du chant et une intelligibilité louable, mais la voix est usée au point de déséquilibrer sa grande scène avec Violetta. Et certains petits rôles ne sont franchement pas à la hauteur. Airam Hernández tient la distance sans faiblir ; les passages héroïques ont toute la puissance qu'il faut, mais sa réelle capacité d'allègement et de nuances dans les passages plus élégiaques ou lyriques (Parigi, o cara) aurait été la bienvenue à d'autres moments de la partition. Nadezhda Pavlova, en plein accord avec les présupposés de la mise en scène, ne cherche que par rares moments l'expressivité ; le texte italien lui pose des problèmes, les difficultés de la partition ne la troublent en revanche guère, mais cette voix droite, un peu acide, un peu monochrome, manque de séduction et de nuances.
Et pourtant, cette soirée impressionne et émeut avec une intensité à laquelle les soirées les plus prestigieuses des grandes maisons du monde ne parviennent qu'exceptionnellement. La mise en scène de Robert Wilson ne peut surprendre personne : les paramètres fondateurs de l'esthétique de cet artiste qui était il n'y a pas si longtemps omniprésent sur les scènes d'opéra sont connus, mais le spectacle vaut bien mieux que cette impression superficielle de déjà vu. Wilson considère à raison que la mise en scène n'a pas à répéter les émotions et les gestes que la musique exprime déjà, d'où le jeu incessant des changements d'éclairages, qui fonctionnent comme l'installation abstraite d'un plasticien au risque de perturber par moments l'écoute. Mais son travail contribue efficacement à l'émotion de la soirée : l'image de Violetta à la fin de son air du troisième acte, ce cri de douleur muet, est d'une force rare, et sa gestuelle contrainte met face à face avec force (et souvent avec humour) la vacuité des mondanités et le drame qu'elle encadre dans une juxtaposition évocatrice.
L'art du chef d'opéra
Ce qui rend la soirée mémorable, ce ne sont donc pas les chanteurs, ce n'est pas la mise en scène, mais le chef et son remarquable orchestre. Teodor Currentzis a ses thuriféraires et ses rites, mais son entreprise est pour autant une affaire collective : où peut-on entendre dans cette œuvre un tel travail de timbres ? Quel chef, même bien intentionné, oserait demander à l'orchestre d'une grande maison une telle diversité de couleurs et de textures dans les cordes ? Toute la soirée devient par ce travail un événement d'autant plus mémorable que Currentzis, avec son aura de gourou et ses allures de star, se montre d'une irréprochable humilité à l'égard de la partition, y compris en refusant les coupures traditionnelles (Di Provenza a son deuxième couplet et sa cabalette), mais surtout en allant puiser au cœur de la partition, sans effets inutiles, des forces insoupçonnées qui en font comme une révélation.
Le début du premier acte est mené tambour battant, mais pas par amour du cirque : derrière tout ce que cette musique a de pompier, Currentzis fait se condenser une atmosphère de sourde angoisse, d'oppression, imperceptible d'abord, puis de plus en plus lourde. Quand Violetta exprime ses doutes à la fin de l'acte, Currentzis sculpte les phrases orchestrales pour creuser ce vide soudain immense qu'elle aperçoit devant elle ; quand elle s'enflamme une dernière fois face à Alfredo, c'est l'orchestre qui la porte à l'incandescence. Les chemins de Currentzis sont multiples : tantôt il prend le parti de l'émotion à fleur de peau, tantôt il choisit une approche plus retenue, dans le largo du finale de l'acte II par exemple, où le temps se fige face aux abîmes que le geste d'Alfredo a ouverts. Mais jamais le souci d'épater l'auditeur ne vient ternir la qualité d'émotion qui court tout au long de la soirée.
Où a-t-on entendu le solo de clarinette de la scène où Violetta écrit sa lettre de rupture, plus éloquent, plus déchirant, porteur d'une douleur aussi intime ? C'est le mérite de l'instrumentiste, certes, mais c'est aussi le travail du chef de savoir obtenir de pareils moments. Et c'est grâce à lui que les chanteurs peuvent briller bien au-delà de ce que leurs performances vocales méritent ; il ne se contente pas de les porter ou d'offrir un écrin pour leurs voix, ce qui est le travail de base qu'on attend d'un chef d'opéra (et que tous ne font pas, loin de là) : il construit par les seuls moyens de l'orchestre un parcours émotionnel et dramatique tellement fort que les chanteurs n'ont plus qu'à s'y couler, leurs limites disparaissant derrière une évidence musicale qui emporte tout sur son passage. L'opéra, certes, est un art total ; quand il est pensé, repensé, par un artiste en pleine maîtrise de tous les paramètres du spectacle lyrique, il n'y a que justice à lui rendre l'hommage qu'il mérite.
Crédits photographiques : © Lucie Jansch
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