Concerts et Nuit magique russes au festival Messiaen
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La Grave. Festival Messiaen au pays de la Meije du 28-VII au 5-VIII-2018
Œuvres d’Olivier Messiaen (1908-1992), Bruno Mantovani (né en 1974), Edison Denisov (1929-1996), Modeste Moussorgski (1839-1881), Igor Stravinsky (1882-1971), Claude Debussy (1862-1918), Ivan Wyschnegradsky (1893-1979), Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Sergueï Rachmaninov (1873-1943), Alexandre Scriabine (1871-1915), Tristan Murail (né en 1947).
Kotaro Fukuma, Philippe Bianconi, Marie Vermeulin, Varduhi Yeritsyan, Irina Kataeva, Marilyn Nonken, Nicolas Angelich, Jean-Baptiste Fonlupt, piano ; Martin Adamek, clarinette ; Hae-sun Kang, Liana Gourdjia, David Petrlik, violon ; Leva Sruogyté, alto ; Marc Coppey, violoncelle ; Ekaterina Kichigina, soprano, Fiona McGown, mezzo-soprano ; Studio de Nouvelle Musique de Moscou
La thématique de cette 21ᵉ édition du festival Messiaen se nourrit des relations France/Russie durant tout le XXᵉ siècle et des amitiés qui se créent entre le maître de La Grave et ses contemporains, souvent exilés en France, tels qu'Ivan Wychnégradsky et Edison Denisov, une autre figure phare du festival 2018, dont une dizaine d'œuvres sont mises à l'affiche.
On sait l'attachement indéfectible de Messiaen, comme de Debussy d'ailleurs, pour Boris Godounov, l'opéra de Moussorgski, et l'admiration qu'avaient les deux compositeurs pour Le Sacre du printemps que Debussy a déchiffré avec Stravinsky sur le piano de l'ami Louis Laloy. On connait moins les liens tissés entre Edison Denisov et Olivier Messiaen, qui invite à sa classe le compositeur russe lors de son premier séjour à Paris, et analyse en sa présence son concerto pour violoncelle. Le festival Messiaen est honoré cette année de la présence de l'épouse d'Edison Denisov, Ekaterina Kouprovskaïa-Denisova, musicologue et auteure de la première monographie française consacrée à son mari (édition Aedam Musicae, 2016). Elle est venue sur scène présenter chacune de ses œuvres.
Les cinq pièces de musique de chambre de Denisov, à l'affiche de la première soirée russe, côtoient le Quintette pour piano et cordes en sol mineur de Dimitri Chostakovitch, une personnalité qui restera un modèle absolu pour le compositeur de L'Écume des jours, même s'il n'a jamais été son élève. La Sonate pour violon et piano (1963), œuvre de la première période de Denisov, où l'influence de Chostakovitch mais aussi de Bartók est patente, révèle une écriture incisive et bien conduite, superbement servie ce soir par la violoniste Liana Gourdjia et Michel Beroff. Le Trio à cordes est la première commande reçue du ministère de la Culture français par Denisov. L'œuvre sera créée par le Trio de Paris en 1969. La technique dodécaphonique est empruntée à Schoenberg dont on perçoit la même concentration dans le discours. Liana Gourdjia, Leva Sruogyté et Marc Coppey en sont les interprètes d'exception. Si les Variations sur un thème de Schubert semblent de facture plus académique, la Sonate pour violoncelle – immenses Marc Coppey et Michel Beroff – est étonnante avec son Recitativo puissamment expressif et sa Toccata obsessionnelle et percutante qui lui succède. La Sonate pour deux violons (Liana Gourdjia et David Petrlik) d'écriture très exigeante, concilie sarcasmes chostakoviens et âpreté bartokienne. Remarquable, enfin, est l'exécution du Quintette pour piano et cordes en sol mineur, une pièce écrite à l'âge de 35 ans par Dimitri Chostakovitch qui opère ici une synthèse magistrale entre le style sévère d'un Bach (l'Adagio est une véritable fugue) et la profondeur expressive de l'âme russe. La verve chostakovienne s'exerce quant à elle dans le scherzo, donné en bis par nos magnifiques interprètes.
Précédée d'une journée d'étude réunissant compositeur, interprètes et musicologues, la Nuit magique russe se déroule en deux parties, avec entracte et collation proposée au public et aux artistes sur les hauteurs de La Grave. Sont invités en première partie Le studio de Nouvelle Musique de Moscou et la soprano Ekaterina Kichigna dans un programme allant de Stravinsky (Souvenir de mon enfance pour soprano et piano) à Vladimir Tarnopolski (né en 1955), en passant par l'iconoclaste Arthur Lourié et Nikolaï Roslavets dont le Trio avec piano n° 3 se gorge d'un lyrisme aux accents bergiens. Si Ekaterina Kichigna, mal à l'aise avec la langue française et le parlé-chanté, ne nous convainc pas dans l'interprétation de La vie en rouge de Denisov, écrite en 1973 sur des poèmes de Boris Vian, on retient, d'Ivan Wychnégradsky, ami de Messiaen, la très belle Méditation sur deux thèmes de la journée de l'existence, pour violoncelle en quart de ton et piano.
Le meilleur est à venir avec le duo exceptionnel des deux pianistes Irina Kataeva et Marilyn Nonken qui inscrivent à leur programme les transcriptions pour deux pianos de Prométhée, le poème du feu (1911) d'Alexandre Scriabine et Le Sacre du Printemps (1913) d'Igor Stravinsky. Une installation lumineuse de Françoise Henry, embrasant l'abside de l'église durant toute la deuxième partie, rappelle que Scriabine, synesthète, avait prévu dans la partition du Prométhée (clavier lumière) une correspondance entre les accords et les couleurs.
Si l'on est habitué à entendre « Le Sacre » dans sa réduction pour deux pianos faite par Stravinsky lui-même, nous n'avions jamais entendu celle du Prométhée de Scriabine réalisée par Leonid Sabaneiev : un défi assurément, magnifiquement relevé par nos deux interprètes dont la puissance du jeu et la convergence des énergies restituent l'élan et le souffle mystique qui traversent cette musique, dans une transparence nouvelle voire une fragilité des textures très émotionnelle. L'ancrage rythmique et la plénitude des couleurs qu'elles obtiennent dans l'exécution merveilleusement équilibrée du Sacre du printemps ne laissent d'impressionner.
Les récitals de piano dans l'église de La Grave
Ils sont nombreux et très appréciés, à la faveur du confort acoustique de l'église, joyau du style roman, qui affiche complet pour la majorité des concerts. Mantovani et la musique russe sont au programme, mais aussi Debussy et Messiaen, selon les affinités de chaque interprète.
Nouveau venu au festival, le pianiste japonais Kotaro Fukuma joue Debussy (Images et Préludes), Messiaen (extraits du Catalogue d'oiseaux) et Arcane d'Allain Gaussin, pierre d'angle du répertoire contemporain, qu'il aborde avec une éblouissante maîtrise du clavier : une qualité que l'on retrouve dans les Tableaux d'une exposition de Modeste Moussorgski, où l'acuité du timbre, l'envergure de la résonance et la plénitude du son gorgent de vitalité ce chef d'œuvre pianistique.
Fidèle de La Grave, Philippe Bianconi nous envoûte dans le Premier livre des Préludes de Claude Debussy dont l'enregistrement sous le label La dolce vita en 2012 a été encensé par la critique. Souplesse du geste, sensualité du toucher et profondeur du son enchantent l'écriture de Debussy, comme celle de Messiaen dont il interprète les Huit Préludes. Philippe Bianconi est le dédicataire de Papillons (2014), œillade à Schumann de la part de Bruno Mantovani qui exploite, dans cette partition, l'aspect obsessionnel et sombre d'une écriture toujours très virtuose. Elle prend sous les doigts du pianiste une envergure sonore très étonnante.
On retrouve cette ampleur et cette générosité du son chez la pianiste Vardhui Yeritsyan, dédicataire de Dédale, autres pièce d'envergure, et non moins virtuose, de Mantovani, qu'elle a créée en 2009 aux Flâneries de Reims. Gorgée d'énergie, de mouvement et de contrastes, la pièce renvoie au concept allemand de « Phantasieren » (imaginer), favorisant l'élan du geste et de l'idée dans un flux éminemment libre et spontané. Notre pianiste interprète avec la même aisance Reflets d'Edison Denisov, une œuvre que le compositeur russe envisage « comme une grande improvisation lisztienne ». Elle enchaîne avec les Sonates de Scriabine dont elle a enregistré l'intégrale chez Paraty en 2015 et qu'elle joue par cœur, avec une chaleur et une sonorité des plus habitées : la Sonate n°2 d'abord, encore sous l'influence de Chopin, mêlant lyrisme éperdu et force éruptive plus scriabinienne. Suit la Sonate n°5, écrite d'un seul tenant, fougueuse et puissamment conduite sous les doigts de l'interprète qui captive notre écoute par un sens du phrasé et du chant intérieur bouleversant. Elle nous offre en bis rien moins que la Sonate n°4 du même Scriabine, déchaînant les applaudissements.
Hommage au maître de La Grave
Comme chaque année, Messiaen est célébré à travers des œuvres phares (Quatuor pour la fin du temps, Vingt regards sur l'Enfant Jésus, Visions de l'Amen) qui reviennent au programme sous les doigts d'interprètes toujours différents. Cette année, le festival Messiaen s'est associé avec Meetingpoint Music Messiaen à Görlitz, association qui commémore chaque 19 janvier, la création du Quatuor pour la fin du temps in situ. Les deux associations ont commandé au compositeur Tristan Murail une œuvre pour la même formation (violon, violoncelle, clarinette et piano) qui célèbre la mémoire de Messiaen et de cette œuvre désormais historique. Murail l'intitule Stalag VIII A du nom du camp de prisonnier où Messiaen a conçu son quatuor. C'est la rigueur de l'hiver silésien qui inspire les harmonies « glacées », les sonorités sombres et le temps très étiré de cette œuvre poignante (on peut la réentendre le 19 janvier 2019 à Görlitz) qui sera quasiment enchaînée, par glissement d'accords communs, avec le Quatuor pour la fin du temps : Hae-sun Kang est au violon, Marc Coppey au violoncelle, Martin Adamek à la clarinette et Marie Vermeulin au piano : autant d'artistes d'exception pour une version d'anthologie du « Quatuor » écouté et réécouté avec la même vénération.
Autre duo de choc, Nicolas Angelich et Jean-Baptiste Fonlupt font la clôture du festival avec les Visions de l'Amen précédées des Danses symphoniques de Sergueï Rachmaninov, transcrites pour deux pianos par le compositeur, dont les deux interprètes restituent le charme des couleurs et de l'invention mélodique. Nicolas Angelich est lui aussi dédicataire de Suonare (2006), une œuvre écrite à sa (dé)mesure (21′) par Bruno Mantovani en 2006, que le pianiste fait « sonner » comme nul autre pareil.
Angelich assume la partie du « premier piano » dans les Visions de l'Amen, Jean-Baptiste Fonlupt ayant à charge « la mélodie principale, les éléments thématiques, tout ce qui réclame émotion et puissance » écrit Messiaen. Dès les premières mesures de l'Amen de la création, délicat entre tous, c'est l'homogénéité du jeu et l'équilibre des plans sonores, dans un climat mystérieux autant que profond, qui nous tiennent en haleine. Sans tonitruance et dans une clarté exemplaire de la polyphonie, les deux artistes hors norme confèrent tout à la fois opulence sonore et hiératisme aux sept tableaux, jusqu'au « Carillon de lumière » de l'Amen de la Consommation, abordé par les deux pianistes avec la puissance et l'envergure souhaitées, mais toujours sous contrôle : du beau son et du grand piano pour clore ce festival élaboré par son directeur Gaëtan Puaud qui a décidé de passer la main, laissant à son successeur Bruno Messina le soin de poursuivre cette aventure au Pays de la Meije.
Crédits photographiques : Kotaro Fukuma ; duo de piano avec installation lumière ; duo Angelich Fonlupt © Colin Samuels
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Kotaro Fukuma, Philippe Bianconi, Marie Vermeulin, Varduhi Yeritsyan, Irina Kataeva, Marilyn Nonken, Nicolas Angelich, Jean-Baptiste Fonlupt, piano ; Martin Adamek, clarinette ; Hae-sun Kang, Liana Gourdjia, David Petrlik, violon ; Leva Sruogyté, alto ; Marc Coppey, violoncelle ; Ekaterina Kichigina, soprano, Fiona McGown, mezzo-soprano ; Studio de Nouvelle Musique de Moscou