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Cent ans. Une goutte d'eau dans l'histoire de la musique. Mais quand le jeune centenaire s'appelle Orchestre de la Suisse Romande cela vaut pour un mythe. Parce qu'il en faut de l'énergie, de la constance, pour porter un ensemble d'aujourd'hui cent-vingt musiciens des fonts baptismaux à la notoriété internationale. C'est la saga d'un orchestre symphonique qui de 1918 à nos jours a traversé le XXe siècle avec une histoire qui, au milieu de la tempête des hommes a survécu envers et contre tout.
Ernest Ansermet, le géniteur
Certes, il y pensait déjà depuis quelques années mais en repoussait l'idée au gré des évènements contraires. Le plus gros de ces freins à l'agrandissement de la famille était sans contredit, la Première Guerre mondiale qui sévissait dans toute l'Europe. Cependant, à trente-cinq ans, il se dit que c'était la dernière qui sonnait. Il se décida donc. Mais, quand on est chef d'orchestre, un enfant c'est : un orchestre.
Ainsi, l'ancien prof de mathématiques, passionné de musique, Ernest Ansermet, met au monde en 1918 ce qui allait devenir son enfant pendant près de cinquante ans : l'Orchestre de la Suisse Romande. La naissance n'est pas mince affaire. Comme on en est le constructeur, on veut que l'enfant soit beau, soit solide et soit reconnu. Il s'agit donc de lui donner toutes les vitamines dont il aura besoin pour s'épanouir. Alors, le bon papa Ansermet va chercher à l'étranger les musiciens qui entoureront ceux qui déjà font partie du berceau genevois pour consolider l'avenir du nouvel arrivé.
Ce n'est pas simple de trouver des gens de qualité pour faire partie d'une aventure quand même hasardeuse. La guerre n'est pas encore terminée et beaucoup de musiciens prisonniers n'ont pas encore été libérés. Sans compter qu'un de ses amis, le chef d'orchestre russe de grande réputation Emil Cooper, l'avait mis en garde en lui affirmant « qu'il est impossible d'entretenir un orchestre de valeur dans une ville de moins de 500 000 habitants ! » Mais la détermination (l'entêtement ?) d'Ernest Ansermet aura finalement raison de ces obstacles et, le 30 novembre 1918, le tout nouvel Orchestre de la Suisse Romande est sur la scène du Victoria Hall de Genève pour son premier concert d'abonnement.
Sur les rails
Un démarrage sur les chapeaux de roues puisqu'en six mois, l'orchestre, sous la direction d'Ernest Ansermet, exécute pas moins de vingt-cinq concerts, et loue ses services pour neuf interprétations de l'Armide de Christoph Willibald Gluck.
Pendant les quinze années suivantes, l'Orchestre de la Suisse Romande et son chef accumulent les succès. Succès artistiques incontestables avec un chef qui tout au long de sa carrière, sans abandonner le répertoire romantique, tend à favoriser les compositeurs modernes. En particulier Igor Stravinsky pour lequel il créera l'Histoire du Soldat, Pulcinella, Les Noces, Renard, le Capriccio pour piano, la Messe. En 1920, l'Orchestre de la Suisse Romande bénéficie d'une réorchestration de l'Oiseau de Feu que le compositeur russe dédie à « l'orchestre et son chef ». Ansermet dirige les premières auditions du Tricorne de De Falla, de Chout De Prokofiev, de Parade de Satie. Fort des amitiés et connaissances de son mentor et père fondateur, l'Orchestre de la Suisse Romande participe à la création mondiale d'une œuvre qui allait marquer la musique classique du XXe siècle : Pacific 231 d'Arthur Honegger.
Vents contraires
Mais les succès artistiques ne suffisent pas à combler certains déficits financiers. Des difficultés qui obligent la formation romande à louer plus encore ses services à d'autres manifestations. Durant la saison 1922-1923, l'Orchestre de la Suisse Romande participe à un Festival Richard Wagner, « une soirée de grande et forte musique qui comptera dans les fastes de l'Orchestre romand », note le redouté critique musical Robert Aloys Mooser, un critique qui préférait l'animosité de certains plutôt que de perdre son indépendance et sa liberté de jugement.
Devant le refus des autorités municipales d'accorder des subventions et une certaine désaffection du public à l'égard des concerts symphoniques et des spectacles lyriques, l'Orchestre de la Suisse Romande va se trouver face à une crise majeure qui devait l'amener à sa dissolution complète, le 15 novembre 1935. L'Orchestre de la Suisse Romande n'allait pas pour autant cesser ses activités. Une réorganisation interne, une réduction des coûts et une recherche de nouveaux financements (en particulier avec la radio) et une association de mécènes sauveront les trois années suivantes de l'orchestre. Là encore, Ernest Ansermet fut l'artisan infatigable de cette consolidation qui, encore de nos jours, tient l'édifice de cet orchestre.
Vinrent alors les années de la Seconde Guerre Mondiale. La neutralité de la Suisse dans ce conflit et l'hégémonie du moment de l'Allemagne nazie et de l'Italie fasciste obligeaient les responsables politiques et culturels à une prudente et difficile programmation des œuvres musicales. On peut imaginer qu'Ernest Ansermet, toujours friand de musiques contemporaines, devait passer des moments de désespoir à sa table de programmateur. Une large part fut alors réservée aux compositeurs et solistes suisses. Ainsi on y donna Le Vin Herbé de Frank Martin. Entre 1943 et 1945, l'Orchestre de la Suisse Romande avait tout de même pu accueillir des artistes que les premières années du conflit avaient retenus chez eux. Certains sympathisaient avec les régimes voisins en place, comme Walter Gieseking ou Wilhelm Backhaus, gardaient leurs distances comme Ginette Neveu, étaient tolérés mais en indélicatesse comme le grand Wilhelm Furtwängler qui dirige l'Orchestre de la Suisse Romande le 19 janvier 1944, ou étaient réfugiés comme Clara Haskil ou Dinu Lipatti. On maintint les douze concerts saisonniers mais si Beethoven, Haydn, Schumann, Debussy, Ravel et Mozart figuraient aux programmes, les œuvres de Béla Bartók, d'Alban Berg et d'Igor Stravinsky avaient disparu des concerts. D'Ernst Křenek, d'Erwin Schulhoff, même de Gustav Mahler aucune trace d'œuvres données pendant cette période alors qu'elles avaient eu leurs entrées en Suisse romande avant la guerre.
Les grandes années
Au lendemain de la guerre s'ouvre la plus grande période de l'orchestre romand. Il compte alors 120 musiciens, soit le double de 1918. Dès 1947, il initie une collaboration régulière avec la société Decca de Londres qui lui offre les moyens de se faire connaître internationalement. On lui connaît alors des enregistrements de musique française dont l'Orchestre de la Suisse Romande s'était forgé une spécialité, une intégrale des symphonies de Beethoven et de celles de Brahms, sans compter deux versions de Pelléas et Mélisande de Debussy, la première avec le couple Heinz Rehfuss-Suzanne Danco et la seconde avec Camille Maurane-Erna Spoorenberg.
En 1958, l'orchestre fête son 40e anniversaire. C'est le moment qu'Ernest Ansermet choisit pour modifier la politique artistique de son ensemble. Dorénavant, il va refuser les productions nouvelles de musiques contemporaines pour s'attaquer à parfaire les interprétations des grandes œuvres de la musique classique et romantique.
En 1967, Ernest Ansermet a 84 ans. Il est à la tête de l'Orchestre de la Suisse Romande depuis 49 ans. C'est alors qu'il décide de prendre une semi-retraite et laisse le soin de son « enfant » au chef suisse d'origine polonaise Paul Kletzki qui dirigera l'orchestre jusqu'en 1970.
L'après-Ansermet
Ernest Ansermet meurt en février 1969. Se succéderont alors, avec des fortunes diverses, d'autres baguettes à la tête de l'ensemble. Ainsi le chef allemand Wolfgang Sawallisch dirige l'Orchestre de la Suisse Romande de 1972 à 1980 en le familiarisant avec le répertoire de Gustav Mahler et d'Anton Bruckner, des compositeurs qu'on entendait peu en Romandie. Puis Horst Stein de 1980 à 1985 porte l'orchestre dans de mémorables représentations des Meistersinger von Nürnberg de Wagner avec le Hans Sachs de Karl Ridderbusch et le Walther von Stolzing de René Kollo, et un Parsifal inoubliable mis en scène par Rolf Liebermann avec Jon Vickers (Parsifal), Yvonne Minton (Kundry), Tom Krause (Amfortas), Kurt Rydl (Titurel) et Peter Meven (Gurnemanz).
Suit le long règne du chef suisse Armin Jordan entre 1985 et 1997. Avec lui, l'Orchestre de la Suisse Romande enregistrera l'intégrale des concertos pour piano et orchestre de Beethoven avec Christian Zacharias, et, chose étrange, alors qu'Armin Jordan n'était plus chef titulaire de l'orchestre, il produisit ses plus belles interprétations avec cet ensemble. À l'image des inoubliables Tristan und Isolde en 2005, Parsifal en 2004, et le Ring des Nibelungen entre 1998 et 2001 qu'il dirigea au Grand Théâtre de Genève. Le chef italien Fabio Luisi lui succède entre 1997 et 2002, l'Israélien Pinchas Steinberg pendant trois petites saisons entre 2002 et 2005. Il sera suivi par Marek Janowski entre 2005 et 2012 qui enregistrera une formidable intégrale des symphonies d'Anton Bruckner avant de céder sa baguette à Neeme Järvi entre 2012 et 2016.
En route pour le prochain centenaire
Depuis 2017, c'est le chef anglais Jonathan Nott qui a repris les rênes de l'Orchestre de la Suisse Romande. Avec lui, comme s'il voulait perpétrer en partie l'héritage d'Ernest Ansermet, il tente de donner à l'Orchestre de la Suisse Romande une personnalité en rapport avec l'esprit latin de la résidence de l'orchestre. En tous cas essayer de s'éloigner autant que possible de l'académisme, du « tout lisse » de tant d'ensembles symphoniques, redonner à cet orchestre le son, l'esprit qui ont fait sa réputation.
Crédits photographiques : Image de une © Enrique Pardo ; Ernest Ansermet © Orchestre de la Suisse Romande ; Jonathan Nott © Enrique Pardo