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Grande musique, musique sérieuse, classique ou contemporaine sont autant de qualificatifs pour la musique dite « savante ». Mais « savante », l’est-elle vraiment ?
Pourquoi parle t-on de musique savante ? Par opposition aux musiques qui ne le seraient pas, comme par exemple les musiques populaires de tradition orale, que l’on nomme maintenant « musiques traditionnelles ». Ce qui ne veut pas dire que ce sont des musiques simples, ou qui, si elles l’ont été, le sont restées. Le cas du jazz en est le meilleur exemple. Bien que de tradition orale, né de la danse et du blues, il a connu la constitution d’un corpus auquel s’agrègent des apports extérieurs repris et arrangés, qui font maintenant des « standards » réunis en un « Real Book » de plus de 400 titres ! Des connaissances acquises par les musiciens après de nombreuses heures de travail qui rendent ceux-ci savants aux yeux de beaucoup d’entre nous.
Le seul réel distinguo qui permettrait d’accepter cette frontière résiderait dans le fait que l’une de ces musiques est écrite et l’autre non, davantage que dans le caractère « scientifique » dû aux connaissances nécessaires pour son interprétation ou sa composition.
Problème sociologique voire politique
Glissement sémantique de grande puis sérieuse, la musique est sociologiquement appelée savante pour la distinguer également des musiques dites actuelles : nouveau nom attribué aux musiques populaires (Pop, Jazz, Rap, etc.). Déjà en 1962, Théodore Adorno pose la question « Pourquoi la musique légère est-elle mauvaise ?… doit-elle être mauvaise sans exception ? » Une proposition qui fait suite au clivage élitaire / populaire des formes d’expression musicale dans nos sociétés modernes.
Ce sont les choix politiques qui ont, après la Seconde Guerre mondiale, créé une frontière entre les genres. Sous l’influence de Fabiani, Abirached et Bourdieu, une utopie de la démocratisation s’est mise en place. Le bourgeois est honni, et le « public populaire » est idéalisé pour soutenir les nouvelles formes d’art d’État « modernisant ». C’est le couple Malraux/Herzog qui a été choisi pour influer sur les comportements des Français en matière de culture. La France, divisée pendant l’Occupation puis par les « événements » en Algérie, se devait de tisser à nouveau du « lien social » ; et c’est le concept d’universalité de la culture et du sport qui devait en être le vecteur. Les passés glorieux de Malraux en pays Khmer et en Indochine puis de résistant, transcendés par ses écrits, et de Herzog sur l’Annapurna, seront les figures et les serviteurs de la cause qu’ils doivent soutenir. Ils mettent en place les maisons des jeunes et de la culture (MJC) pour diffuser de nouveaux contenus et permettre l’accès du plus grand nombre aux événements culturels. Les places sont peu chères, voire gratuites, et des moyens de transports collectifs sont offerts afin que tous puissent y accéder.
Cette politique a permis une augmentation des consommations culturelles, mais a accru les écarts entre les groupes sociaux (cf. les travaux de la sociologue Sylvie Octobre). Fortement politisés, les intervenants pour ces missions ont rejeté une culture jugée bourgeoise en regard de leurs convictions et idéaux d’alors. La notion d’ « élitisme pour tous » a disparu au profit de la « culture pour tous » qui fut amplifiée par les orientations ministérielles de Jack Lang.
Vous avez dit classique ?
Car de la musique de masse, l’on pourrait considérer que la publicité télévisuelle en véhicule, puisque l’on entend aussi : Verdi, Mozart ou Rossini pour les voitures ; Brahms ou Vivaldi pour la moutarde ; Ponchielli pour le sport ; Satie pour la pâtée pour chien ; Grieg pour le beurre végétal ; Beethoven pour un lave-linge ou une start-up. Et que dire de ce son, quasi devenu universel, tant il a symbolisé le téléphone portable ces vingt dernières années : cette célèbre sonnerie de téléphone mobile, qui est en réalité une suite de notes empruntée à la Gran Vals pour guitare de Francisco Tárrega.
Prenons le cas d’un film à épisodes, nourri de leitmotivs qui font le continuum de l’épopée : Star Wars. Le thème du générique est construit sur un double emprunt : Manon de Puccini, déjà repris par Erich Wolfgang Korngold pour le film Kings Row. L’arrivée sur Tatooine : le thème du sacrifice dans Le sacre du printemps d’Igor Stravinski. Le thème souvent associé aux « Rebels » : Mars dans Les Planètes de Gustave Holtz. Bien évidemment, un compositeur se nourrit culturellement de ceux qui l’ont précédé, que ce soit dans le genre cinématographique ou symphonique ; l’emprunt, plus souvent appelé « citation », n’a pas fait l’objet de procès notoire dans l’Histoire de la musique et cette forme relève le plus souvent de l’hommage à un maître ou un prédécesseur.
Quoi de plus populaire que l’opéra ?
Avec ses opéras classés par genre, comique, italien, lyrique etc., Paris offrait des spectacles qui avaient tant la ferveur des classes supérieures que du peuple de la capitale. Si elles ne sont plus guère jouées maintenant, des œuvres telles que Robert le Diable, La Vestale, Fernand Cortez le furent des centaines voire des milliers de fois, et les Meyerbeer, Spontini, Auber étaient aussi connus que Verdi et Rossini. Le journal qui était consacré à l’opéra et à la musique classique Le Ménestrel sortait toutes les semaines ! Avec la danse, le chant, la gestuelle et les décors, la musique d’opéra est un plaisir complet où chacun, même néophyte y trouvait son compte.
Non, la musique n’est pas « savante » !
Elle l’est devenue. Et avec ces exemples, celle qui était contemporaine jusqu’à l’aube du XXe siècle était reçue et acceptée par les populations sans qu’il soit besoin de mettre en œuvre des politiques de « démocratisation ». C’est en lisant l’analyse d’un anthropologue passionné de musique que l’on peut se faire une idée de ce qui a créé la « rupture » de la musique « contemporaine » (dans son acception : « de notre temps »). Claude Lévi-Strauss¹ note cette « rupture » de compréhension du langage musical, l’accélération et les multiples voies qu’ont explorées les compositeurs au XXe siècle n’ont pas permis aux auditeurs d’intégrer ces nouveaux codes langagiers. Or, et les neurosciences nous le prouvent aujourd’hui, les émotions naissent de la confrontation entre la mémoire et le présent. Ainsi sans imprégnation, pas de plaisir possible.
Cette modernité s’inscrit également dans les nouvelles mises en scènes mettant quasiment toutes en œuvre la « Verfremdung » (distanciation) initiée par Bertolt Brecht et que Philippe Beaussant² dénonce. Bohème sur Mars, Carmen interstellaire, c’est sûr, la distance est là ; mais Puccini et Bizet suivent-ils ?
« L’art pour l’art, » disait Camus³, « n’est qu’un divertissement solitaire », et tout comme pour Duchamp, « ce sont les regardeurs qui font le tableau ». Encore plus pour la musique et l’opéra, c’est bien le public qui fait l’œuvre, et celui-ci se montre de plus en plus absent de ces expressions narcissiques des créateurs et metteurs en scène qui ont fait cette construction « savante » de l’art en déniant le public voire le « peuple » cher à Saint-Simon4. Pour illustrer où nous conduit ce clivage savant / populaire, une anecdote est révélatrice de la perception par le public de cette situation. Pierre Boulez disait, lors d’une conférence : « Si l’on programme un ordinateur pour qu’il joue des notes aléatoirement, il y a un risque non nul pour qu’il joue la Neuvième symphonie de Beethoven d’ici quelques milliards d’années. » Un auditeur lui répond : « Si l’on programme un ordinateur pour qu’il joue des notes aléatoirement, il jouera du Boulez toutes les cinq minutes ! ».
¹ Le cru et le cuit 1964 et Regarder écouter lire 1993
² La malscène 2005
³ L’artiste et son temps 14 décembre 1957 discours de Suède
4 De la réorganisation de la société européenne 1814
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.