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Quand on casse sa tirelire afin d'acheter un sésame, un an à l'avance, pour entendre la diva que l'on préfère, il y a toujours le risque qu'elle annule, avec l'amère déception qui s'ensuit. On le sait tous. Il nous est tous arrivé de subir ce genre de déconvenue ; et pourtant, allez savoir pourquoi, on recommence toujours…
L'idée de ce billet d'humeur a germé dans mon esprit le 25 février 2018 lors d'une représentation de la Traviata à l'Opéra Bastille. Après l'annonce de la défection d'Anna Netrebko, cette énième reprise d'une production déjà dix fois vue gardait une aura de prestige, Plácido Domingo étant prévu en Germont père. Mais voilà : comme tout un chacun, mon sang n'a fait qu'un tour lorsque l'annonceur de l'opéra est monté sur la scène pour être l'oiseau de mauvais augure. « Monsieur Plácido Domingo est souffrant… » Avant même de le laisser poursuivre, un tumulte de cris invraisemblable a envahi la salle dans une ambiance survoltée. Peu de gens ont pu entendre qu'il maintenait en fait sa participation, et j'ai même compris à la fin du spectacle que certains doutaient encore d'avoir entendu la star, ce qui en dit long tant le timbre de voix est reconnaissable. « Remboursez ! » fulminait-on de tous les balcons.
Une déception compréhensible dans un contexte de surenchères
Dans ces situations, l'admirateur, le passionné, le fan n'est plus capable de dominer sa déception. Il faut lui pardonner. Pour lui, ce type d'événement est vécu comme un drame et presque comme une trahison personnelle, surtout quand les billets ont été pris un an à l'avance et au prix fort. Il faut dire que depuis quelques années, plusieurs surenchères accentuent ce désœuvrement du lyricomane névrotique !
Une surenchère des prix en premier lieu. Depuis quelques saisons, de grandes institutions lyriques ont eu tendance à pratiquer une sur-tarification pouvant aller jusqu'à 20 %, les soirs où nos ténors et sopranos préférés doivent se produire. Bien mal leur en a pris, car quand les stars font faux bond, le spectateur est doublement grognon…
Une surenchère d'annulations en second lieu, car certaines stars semblent coutumières du fait, et pas toujours de manière très crédible. Aujourd'hui, l'admirateur en est réduit à tenir des statistiques, à détailler le planning des artistes pour calculer la soirée où il aura le plus de chances d'entendre la voix de ses rêves. Le bulletin de santé de Jonas Kaufmann doit être suivi de près, ne serait-ce que pour être le premier à diffuser la crainte de son annulation sur les blogs. Certains spécialistes tiennent des compteurs sur le taux de présence d'Anna Netrebko à l'Opéra de Paris. D'autres ironisent sur le préavis de présence d'Anja Harteros, qui aura chanté une soirée sur les huit prévues. D'ailleurs, malgré toute l'admiration qu'ils ont pour elle, ils ne se donnent même plus la peine de réserver des places à Paris et préfèrent, pour les plus fortunés, aller l'entendre à Munich car, bien informés sur les problèmes récurrents de la dame, ils savent que « là-bas, elle chante ! ».
Et puis, ce qui parachève l'agacement, c'est la perplexité dans laquelle nous laissent certaines justifications, peu crédibles pour certaines, très floues pour d'autres. La récurrence des virus et des annulations crée immanquablement un doute. Une fois ce doute installé, comment peut-on croire, par exemple, au refroidissement d'une diva qui annule et qui, deux jours plus tard, se répand sur les réseaux sociaux à propos d'un lucratif concert qui, lui, n'a pas été annulé ? Au-delà d'un manque de respect indéniable pour le public, cela jette un climat de suspicion généralisé, préjudiciable aux partenaires et à l'ensemble de la profession.
Sur ce dernier point pourtant, il est essentiel de nous convaincre que la plupart des annulations ont une bonne raison d'être. La première d'entre elles est que les plannings des stars du lyrique sont élaborés sur plusieurs années et de manière très anticipée, de sorte que l'évolution de la voix n'est pas toujours prise en compte, ce qui peut engendrer quelques ratés. À titre d'exemple, le désistement d'Anna Netrebko de cette Traviata, qui était déjà prévue comme étant sa dernière, est-il réellement dû à un virus, ou ne serait-ce pas plutôt l'évolution de sa voix, si importante qu'elle aurait aujourd'hui été mise en danger dans ce rôle ? Dans ce cas-là, il conviendrait de saluer la lucidité et le professionnalisme de l'artiste. Dans la même lignée, l'annulation de Sondra Radvanovsky pour son Aïda à Orange en a déprimé plus d'un. Toutefois, cette dernière, évoquant une grande fatigue ne pouvant lui permettre d'affronter le théâtre antique, n'a déclenché aucune indignation, car il suffisait de regarder son agenda pour comprendre le problème. Et puis, c'est sans doute l'une des seules fois où elle a annulé en France, alors il y a quand même le bénéfice du doute. Un conflit avec un metteur en scène ou la direction peut également créer un dysfonctionnement et engendrer une annulation, qui peut se comprendre dans la mesure où il est assumé.
Toujours est-il que fortes de ce bilan, les institutions sont en train d'abandonner les majorations tarifaires, prenant ainsi la mesure des difficultés qu'elles occasionnaient (la demande de remboursement devient plus justifiée en cas de sur-tarification) autant que des recettes qu'elles engendraient (au fond, minimes en cas de difficultés).
Laisser sa chance à la découverte
Pourtant, malgré cet état de fait pour le moins déprimant, j'avoue que, même si je comprenais l'immense déception et la colère du public de cette Traviata parisienne, je fus un tantinet agacé par le comportement de certains qui s'époumonaient en réclamant un remboursement et qui poursuivaient leurs sifflets pour empêcher l'orchestre de commencer à jouer. Car au fond, qu'est-ce que cela veut dire ? Que l'on trouve que les autres artistes ne sont pas dignes d'intérêt à priori ? Que leur renvoie-t-on par ce genre de comportement ? J'ai pensé à Marina Rebeka, à Charles Castronovo, aux comprimarii hallucinants qui étaient distribués pour cette représentation et qui méritaient beaucoup mieux que ce mépris.
Le triomphe qui leur a été réservé au final a sans doute racheté l'affront initial, mais cet épisode a ravivé en moi de vieux souvenirs, édifiants pour le jeune mélomane débutant que j'étais lors de mon arrivée à Paris. Nous étions en 2002 et Natalie Dessay devait interpréter sa fameuse Lucie de Lamermoor, quand les soucis de santé qu'on lui connaît l'ont rattrapée, obligeant le Théâtre du Châtelet à faire appel à une jeune artiste qui jouissait alors d'une bonne réputation. Comme les autres spectateurs, déçu et amer, j'ai « consenti » à rester pour entendre cette remplaçante que je ne connaissais pas. C'est encore bouleversé que je me souviens des larmes de Patrizia Ciofi à la fin de la représentation devant une salle en délire qui venait d'introniser une nouvelle reine. Ce soir-là, j'ai appris qu'à la déception pouvait succéder la surprise, et je n'ai plus raté une performance de la Ciofi, artiste sublime et sensible que je n'aurais peut-être jamais connue si…
Cette soirée fut une leçon pour moi, et quand j'appris que Renée Fleming était « née » sur la scène du Metropolitan Opera un soir où elle avait remplacé Felicity Lott au pied levé, j'ai mesuré ce que le remplacement pouvait avoir de grand. La carrière de Fleming, diva s'il en est, témoigne en outre du fait qu'une star peut être très endurante et professionnelle ; Renée n'a jamais annulé une représentation à laquelle j'assistais… C'eût été intolérable !
Pour conclure sur le baromètre du moral du lyricomane, trop sensible aux défections, il convient de toujours garder en tête que l'annulation d'une star, pour abominable qu'elle puisse être, peut aussi donner l'opportunité d'entendre un ou une artiste qui sera peut-être la star de demain ou qui, pour le moins, nous offrira le grand frisson. Pour cela, malgré nos déceptions et notre colère quelquefois légitimes, restons ouverts, vigilants, attentifs et respectueux. Parfois, cela en vaut la peine et, si vous avez de la chance, vous aurez le privilège de dire « J'y étais » !
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.
Joli papier.
L’histoire de l’art lyrique et du concert (Bernstein a aussi eu une chance incroyable à ses débuts) regorge de telles anecdotes.
Et n’oublions pas que les artistes ne sont pas des machines….