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Lyon. Opéra. 17-III-2018. Giuseppe Verdi (1813-1901) : Don Carlos, opéra en cinq actes (version parisienne) sur un livret de Joseph Méry et Camille Du Locle, d’après Schiller. Mise en scène : Christophe Honoré. Décors : Alban Ho Van. Costumes : Pascaline Chavanne. Lumières : Dominique Bruguière. Chorégraphie : Ashley Wright. Avec : Michele Pertusi : Philippe II, roi d’Espagne ; Sergey Romanovsky, Don Carlos, infant d’Espagne ; Stéphane Degout, Rodrigue, marquis de Posa ; Roberto Scandiuzzi, Le Grand Inquisiteur ; Patrick Bolleire, Un Moine ; Sally Matthews, Elisabeth de Valois ; Ève-Maud Hubeaux, La Princesse Eboli ; Jeanne Mendoche, Thibault, page d’Elisabeth ; Caroline Jestaedt, Une Voix d’en haut ; Yannick Berne, Le Comte de Lerne ; Didier Roussel, Un Héraut royal ; Dominique Beneforti, Charles Saillofest, Antoine Saint-Espes, Paolo Stupenengo, Denis Boirayon, Thibault Gerentet, Députés flamands ; Kwang Soun Kim, Coryphée / Moine ; Jean-François Gay, Alain Sobieski, Paul-Henry Vila, Christophe De Biase, Florent Karrer, Moines. Chœur (chef de chœur : Denis Comtet), Studio et Orchestre de l’Opéra de Lyon, direction : Daniele Rustioni
Double événement autour du plus long opéra de Verdi. Daniele Rustioni dirige la première quasi-intégrale dans sa version originale française. Christophe Honoré, pour sa quatrième mise en scène lyrique, surprend une nouvelle fois.
L'Histoire allait-elle se répéter ? En 1990, l'Opéra Bastille ouvrait avec pour l'annonce de la première intégrale française des Troyens (Chung / Pizzi) et ç'avait été des Troyens sans ballets : il fallait finir avant minuit, s'était-on défaussé alors… Les berlioziens savaient que l'événement annoncé d'une véritable intégrale avait déjà eu lieu à Lyon (Baudo / Leiser / Caurier) trois ans auparavant. En 2018, on se rend donc à Lyon dans l'espoir d'y trouver le baume de printemps à même de panser les plaies de l'automne parisien : la frustration consécutive à la version Jordan / Warlikowski (toujours pas de ballets, pourtant spécificité parisienne, respectée par Verdi, du grand opéra à la française) faisant peser lourd sur la version Rustioni / Honoré, et particulièrement sur les épaules du metteur en scène français. Après les formats intimistes de Dialogues des carmélites, Pelléas et Cosi fan tutte, affrontait, avec ce Verdi d'une durée wagnérienne, le passage sous les fourches caudines de l'opéra à grand spectacle.
Christophe Honoré va toujours là où on ne l'attend pas. Il en va de ses opéras comme de ses films. Pour Don Carlos, conçu par un Verdi se posant en rival de Meyerbeer, rogné dès avant sa première représentation (finir avant minuit, déjà !), Honoré utilise les moyens les moins dispendieux qui soient, convoquant avec son complice Alban Ho Van un décor fait des brics et des brocs glanables dans tous les théâtres : d'immenses estrades défraîchies que l'on met sur champ, que l'on agrémente du vertige d'un escalier et d'ouvertures, d'amples rideaux, un plateau dont les lattes explosent sous la vindicte… Cette humilité affichée d'emblée permet de se focaliser sur la force d'une direction d'acteurs jamais écrasée par un décor imposant. Ce qui n'empêche pas Ho Van d'assembler quelques rugueuses pièces de bois pour l'intérieur de l'Escurial et surtout pour un spectaculaire autodafé avec de vraies flammes, cadré de près par neuf ouvertures bordées d'étranges cariatides hissées à vue : les suppliciés de la sinistre Inquisition.
Au début, les personnages semblent sortir des coulisses d'un théâtre : le peuple à jardin, la Cour à cour, les deux se mêlant d'entrée de jeu. Christophe Honoré, semblant ainsi signifier que petite et grande Histoire feront match égal, saisit ensuite parfaitement l'arc dramaturgique de l'œuvre. « Opéra du malheur », dit-il, où les désirs circulent à contre-sens, Don Carlos n'offre que le bref moment d'épiphanie du coup de foudre entre Carlos et Elisabeth : il se trouve dans ce premier Acte dit de Fontainebleau, un des sacrifices de la première de 1867, et dont l'absence dans la plupart des versions va bien au-delà du non-sens. Honoré lave le sang de ce crime de lèse-dramaturgie à l'Acte V en posant à nouveau sur les épaules des amants contrariés les costumes du I, ce qui permet à Elisabeth de retrouver le frémissement amoureux du dialogue si vite interrompu par le poids de l'Histoire. Outre la musicalité d'une direction d'acteurs millimétrée (faire s'évanouir l'Infant sur la haute inspiration de « Ô prodiges », comme Fanny Ardant chez Truffaut, nous venge de la main sur le cœur de Kaufmann de la version parisienne), ce que trouve et creuse surtout Honoré, c'est la troublante façon dont un père vole tout (femme, ami, destin) à son fils. Qu'a donc vécu Philippe avec son propre père pour en arriver à ce point où il met tout en œuvre pour dérober l'héritage de son propre héritier ? La réponse peut se déchiffrer dans l'étonnante conclusion lyonnaise qui voit le spectre de Charles Quint, un enfant au torse lumineux quitter les bras de Philippe pour sauter dans ceux de Carlos. L'âme d'enfant que l'on peut être amené à perdre au cours d'une vie et qui sera peut-être ce qui restera au moment de la mort…
C'est un spectacle qui a l'intelligence de ne pas brûler trop vite ses cartouches. Son humilité initiale sait laisser la place à des moments envoûtants tel celui de la lente translation d'un rideau accoucheur de cadavres nus pendant le monologue de Philippe. Ou encore cette hypnotique chorégraphie d'immenses tentures pour les Jardins de la Reine, avec ces énigmatiques lancers de corps au sol, la mécanique d'un madison pour tous déréglé par l'animalité de personnages qu'on n'avait pas invités à casser ainsi, sous une vraie pluie, corsetages et non-dits. Quelle frustration alors que ce seul demi-ballet de La Peregrina, à la musique assez irrésistible, au demeurant !
La distribution évolue quasiment sur des sommets. Rôle très étoffé dans cette nouvelle version, l'Eboli d'Ève-Maud Hubeaux, qu'Honoré place en fauteuil roulant ou au bout d'une canne, offre à la jeune chanteuse, excellente Brangäne un printemps plus tôt sur ces mêmes planches, son premier grand triomphe. Stéphane Degout bouleverse en Posa, notamment lors d'une intense scène de prison où Honoré fait se délier les langues et les gestes. Le Carlos de Sergey Romanovsky, idéal de timbre (n'était la gestion récurrente d'une note de passage), forme un couple très crédible avec l'Elisabeth de Sally Matthews, à l'émission manquant d'élégie et au français indiscernable, mais belle tragédienne. L'un et l'autre font don de leur plastique cinématographique aux costumes remarquables de Pascaline Chavanne. Pour son premier opéra, l'habituelle collaboratrice de François Ozon réussit sa prise de rôle, notamment au cours de ce grand moment d'effroi où Elisabeth pousse de vrais cris, malmenée par Philippe qui s'est pris soudain pour Golaud, scène qui ne serait pas ce qu'elle est sans l'ample tunique soyeuse portée par la chanteuse. Les moines s'habillent en Zurbarán. Si Michele Pertusi est le ténébreux Philippe que l'on attend, le Grand Inquisiteur que le metteur en scène fait s'appuyer sur un enfant, permet à la voix noire de Roberto Scandiuzzi de remplir le rôle du vrai méchant de l'affaire. Jeanne Mendoche est un page délicieux. Avec Yannick Berne, Didier Roussel, Patrick Bolleire et Caroline Jestaedt, les essentiels petits rôles sont parfaitement distribués.
Saluons l'endurance du Chœur et de l'Orchestre de l'Opéra de Lyon (les deux sont les mêmes que pour le Macbeth de la veille et pour l'Attila du lendemain !). Daniele Rustioni cisèle la partition que de toute évidence il révère, ainsi qu'en témoigne le ralenti, comme à regret, dans la conclusion du premier tableau de l'Acte III d'un des plus beaux thèmes de Verdi, celui de l'amitié de Carlos avec Posa.
De l'aveu du compositeur, tout est faux dans Don Carlos : « Elisabeth n'a jamais été amoureuse de Don Carlos. Posa n'a jamais existé , Carlos était imbécile, antipathique, … », écrit-il à son éditeur. Et pourtant, ce soir, étrangement, tout ne nous a jamais paru aussi vrai.
Crédits photographiques : © Jean-Louis Fernandez
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Lyon. Opéra. 17-III-2018. Giuseppe Verdi (1813-1901) : Don Carlos, opéra en cinq actes (version parisienne) sur un livret de Joseph Méry et Camille Du Locle, d’après Schiller. Mise en scène : Christophe Honoré. Décors : Alban Ho Van. Costumes : Pascaline Chavanne. Lumières : Dominique Bruguière. Chorégraphie : Ashley Wright. Avec : Michele Pertusi : Philippe II, roi d’Espagne ; Sergey Romanovsky, Don Carlos, infant d’Espagne ; Stéphane Degout, Rodrigue, marquis de Posa ; Roberto Scandiuzzi, Le Grand Inquisiteur ; Patrick Bolleire, Un Moine ; Sally Matthews, Elisabeth de Valois ; Ève-Maud Hubeaux, La Princesse Eboli ; Jeanne Mendoche, Thibault, page d’Elisabeth ; Caroline Jestaedt, Une Voix d’en haut ; Yannick Berne, Le Comte de Lerne ; Didier Roussel, Un Héraut royal ; Dominique Beneforti, Charles Saillofest, Antoine Saint-Espes, Paolo Stupenengo, Denis Boirayon, Thibault Gerentet, Députés flamands ; Kwang Soun Kim, Coryphée / Moine ; Jean-François Gay, Alain Sobieski, Paul-Henry Vila, Christophe De Biase, Florent Karrer, Moines. Chœur (chef de chœur : Denis Comtet), Studio et Orchestre de l’Opéra de Lyon, direction : Daniele Rustioni