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Le ténor allemand Siegfried Jérusalem fait partie de ceux qui ont contribué à l'édification de l'œuvre wagnérienne. Que ce soit dans le rôle de Siegmung, Siegfried, Tristan, ou Lohengrin, sa puissante voix de heldentenor reste inoubliable. Rencontre.
« Être un musicien d'importance prend du temps et nécessite une grande préparation. »
ResMusica : Vous apparaissez encore aujourd'hui sur les grandes scènes du monde, quelle importance cela a-t-il pour vous ?
Siegfried Jerusalem : Mon dernier rôle important était Aegisth (Elektra) à Pékin et Shanghai il y a trois ans sous la direction musicale de Charles Dutoit. J'étais également ces dernières années à Berlin dans un rôle wagnérien des Maîtres chanteurs de Nuremberg avec Daniel Barenboim, et à Paris en début de saison dans le rôle de Njegus (La Veuve Joyeuse de Franz Lehár). C'est toujours un grand plaisir pour moi d'être présent dans de telles salles, et même si la voix n'est plus la même qu'il y a vingt ans, j'ai encore du plaisir et de l'énergie lorsque j'entre en scène. Je n'ai ceci-dit plus de projet pour le moment, en tout cas à l'Opéra, mais je donne toujours des masterclasses.
RM : Quels conseils donnez-vous en masterclass ?
SJ : Je donne surtout des conseils musicaux et techniques. Ce n'est jamais juste technique ou juste musical, car cela doit avancer ensemble. Très souvent, des chanteurs arrivent alors qu'ils n'ont qu'une vingtaine d'années et font de mauvais choix pour leur voix, ou bien utilisent une technique non adaptée. C'est le propre de la jeunesse et moi aussi j'ai fait des erreurs. Mon premier conseil est de montrer un peu plus de patience. Être un musicien d'importance prend du temps et nécessite une grande préparation.
Un jeune chanteur peut prendre très vite Die Schöne Müllerin (La Belle Meunière), il peut aussi rapidement chanter Tamino, mais il doit attendre pour Wagner. Beaucoup de jeunes chanteurs de Corée ou de Chine arrivent avec un ensemble d'arias de Mozart à Wagner, mais ne chantent que les airs et ne connaissent pas un seul rôle intégral. Ce n'est pas une bonne idée d'aller dans ce sens à mon avis : on ne peut créer une carrière sur des arias.
RM : Quand aujourd'hui Klaus Florian Vogt, Lohengrin d'exception, incarne des rôles plus lourds comme Tannhäuser, ou lorsque Jonas Kaufmann tente Otello et annonce pour bientôt Tannhäuser ou Tristan, quels sont vos conseils pour ces wagnériens d'aujourd'hui ?
SJ : Le plus important pour un chanteur est de laisser le temps à sa voix de se développer. Lorsque vous arrivez sur scène pour chanter Tristan ou Siegfried, vous devez être parfaitement préparé, car si le placement de la voix est toujours le même dans ces rôles et que Wagner sait exactement comment permettre à un ténor d'en tenir l'intégralité, il faut tout de même incarner le rôle jusqu'au bout, c'est-à-dire souvent plus de quatre heures !
On voit de jeunes ténors d'à peine plus de trente ans s'essayer à ces rôles, de même que les ténors italiens s'essayent très rapidement à Radamès ou Otello. Sauf exception, ils ne durent jamais très longtemps. Lorsque l'on passe à de tels rôles, il faut être sûr du développement de sa voix et il faut décider si l'on veut les chanter souvent et endommager ses cordes vocales, ou si c'est juste pour essayer sans jamais vraiment y revenir. Une fois la voix abîmée, on ne revient en tout cas jamais en arrière.
RM : Vous avez pourtant porté Tristan pendant plusieurs décennies.
SJ : En effet, j'ai chanté Tristan et Siegfried sur plus d'une dizaine d'années, notamment à Bayreuth. Mais j'avais auparavant préparé Tristan pendant trois ans, et Siegfried également pendant trois ans. À cette époque, je ne prenais ces rôles qu'une vingtaine de fois au maximum dans une saison, ensuite, je sentais que c'était trop risqué. À Bayreuth, c'était parfois déjà trop lorsqu'il m'est arrivé de chanter en un mois jusqu'à huit représentations. Le pire que j'ai fait était, je pense, à Los Angeles où en une dizaine de jours, il a fallu chanter sept ou huit fois Tristan ! Quand j'y repense, j'aurais dû limiter à cinq ou six.
« Les voix wagnériennes actuelles me semblent un peu plus légères que dans le passé. »
RM : Que pensez-vous des voix wagnériennes aujourd'hui ?
SJ : Les voix actuelles me semblent un peu plus légères que dans le passé, sans doute à cause de la technique d'apprentissage. Il est donc important pour préparer les grands rôles wagnériens de forcir sa voix, dans le sens littéral du terme, c'est-à-dire de lui donner de la force ; ce n'est pas juste travailler l'organe vocal, mais aussi tout le corps. Je conseille à tous les chanteurs de bien s'entretenir, de faire évidemment attention à l'alimentation, mais aussi de faire du sport. Il faut rester en bonne condition physique et il faut travailler le souffle avec la course, la natation, ou même le tennis par exemple.
Il faut aussi réfléchir à un plan de carrière pour savoir vers quoi l'on veut tendre et penser quand l'on veut être prêt pour tel ou tel rôle, sans jamais précipiter les choses. Cependant, je dis cela alors que lorsque j'étais Lohengrin, je ne pensais pas encore à Tristan. J'étais alors concentré sur Lohengrin et à côté je chantais avant tout du lied.
RM : Plus tôt dans votre carrière, vous étiez Camille dans La Veuve Joyeuse, aujourd'hui vous êtes d'ailleurs encore Njegus dans cette même œuvre. Pourquoi un ténor wagnérien comme vous a-t-il toujours tenu à chanter aussi de l'opérette ?
SJ : On retient surtout mes rôles wagnériens, mais j'ai également beaucoup chanté Mozart sur des rôles plus légers comme celui de Tamino, ainsi que de nombreux lieder. J'ai toujours chanté aussi de l'opérette, Die Lustige Witwe ou Der Tzigeunerbaron notamment, car il fallait garder ma voix flexible. Les chanteurs wagnériens prennent un risque à ne chanter que des rôles lourds, et c'est une approche trop partiale de classer d'un côté Wagner et de l'autre le reste ; la musique est trop diverse pour faire ce choix.
Le lied a une autre importance qui est celle du texte. Il faut non seulement le retenir, mais aussi parfaitement le prononcer pour être totalement compréhensible. Il y a quelques décennies, la langue a été un peu abandonnée au profit du lyrisme, mais on est obligé d'y revenir, car un lied incompréhensible n'a pas beaucoup d'intérêt malgré la musique. Finalement, c'est souvent vrai aussi à l'opéra et de nombreux chanteurs passent à côté de grands rôles à cause de la qualité de la diction.
RM : Vous chantiez alors surtout dans votre langue natale, l'allemand ?
SJ : Oui, même si j'ai aussi chanté en italien, Idomeneo de Mozart par exemple, que j'ai porté partout dans le monde. Il est vrai aussi qu'il y a quarante ans, on chantait encore les opéras dans la langue du pays, donc j'ai aussi tenu les rôles de Pinkerton (Madama Butterfly) ou Don Alvaro (La Forza del Destino), mais en allemand. Ensuite lorsque je suis passé véritablement ténor wagnérien, la tessiture m'a forcé à me concentrer sur des rôles lourds, et je n'ai surtout gardé que le lied pour la flexibilité. Aujourd'hui, il y a trop de marketing, alors on chante surtout de l'opéra et le lied est mis de côté, trop à mon avis, mais cela va avec l'époque.
« Aujourd'hui, il y a trop de marketing, alors on chante surtout de l'opéra et le lied est mis de côté. »
RM : Quels sont vos meilleurs souvenirs de collaboration ?
SJ : Parmi les chefs, je pense tout d'abord très clairement à Daniel Barenboim, pour qui j'ai souvent chanté Siegfried, à Paris avant Bayreuth d'ailleurs, et naturellement également Tristan, notamment pour l'enregistrement Teldec ainsi que dans la mise en scène de Heiner Müller à Bayreuth – une production que l'Opéra de Lyon a remontée récemment. Ensuite, je pense à James Levine, à Bayreuth comme à New York. C'était une autre façon d'aborder Wagner, plus douce, mais tout aussi fantastique. Bernard Haitink m'a également beaucoup impressionné.
J'ai toujours eu besoin de chefs qui ne faisaient pas que diriger, mais qui partageaient la musique et tenaient à faire de la musique ensemble. Il faut échanger pour réussir à obtenir le meilleur, car nous n'avons pas tous les mêmes visions, et parfois, des chefs demandent des choses impossibles à faire pour le chanteur. Il faut donc en parler hors-scène, puis y revenir sur scène pendant les répétitions pour tendre vers le meilleur.
RM : Après une telle carrière, avez-vous des regrets ?
SJ : À partir du milieu des années 80, Wagner m'a pris tellement de temps que je n'ai finalement jamais trouvé l'occasion de chanter Otello. C'est dommage, car Otello est un rôle difficile à l'image de Tristan, peut-être d'ailleurs n'est-il pas tant fait pour les ténors wagnériens. Je n'ai donc chanté que des extraits lors de soirées de lieder, mais jamais la partie intégrale.
Peut-être aurais-je voulu porter plus de ténors mozartiens aussi, ainsi que ceux de Richard Strauss que j'ai finalement peu portés en scène. J'ai repris Aegisth il y a trois ans, mais c'est un rôle toujours lourd, comme Hérode dans Salomé. Ce sont des rôles ingrats, mais je pense que j'aurais pu me concentrer sur l'Empereur à un moment de ma vie. L'un de mes enregistrements favoris dans ma carrière est d'ailleurs de Richard Strauss, celui des lieder avec l'orchestre du Gewandhaus de Leipzig dirigé par Kurt Masur. Plus tard, j'ai fait un concert d'adieux avec cet orchestre que j'aimais particulièrement.
Sympa de voir que SF le bien nommé continue à chanter et animer des master class ; interessant ce qu’il dit sur l’important vivier asiatique de voix interessantes mais finalement mal conseillées et se perdant en chemin .