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Recrutée à seulement vingt-trois ans comme hautbois solo parmi la prestigieuse Staatskapelle Dresden, la lilloise Céline Moinet partage ses longues journées entre l'orchestre, l'enseignement et une carrière de soliste. À l'occasion de la sortie de son nouvel album autour des Romances de Schumann, elle a pris le temps de se confier à ResMusica à propos de ce projet et de sa passion.
« Je possédais déjà une sonorité assez tassée, assez sombre, un peu à l'encontre de ce que l'on aime en France […] il était presque évident pour moi d'intégrer un ensemble allemand. »
ResMusica : À seulement trente-trois ans, vous êtes déjà hautboïste solo de la Staatskapelle Dresden depuis près de dix ans, également professeur depuis 2013, et vous menez dans le même temps une carrière de soliste. Comment partagez-vous votre temps ?
Céline Moinet : La majeure partie de mon temps reste consacrée à l'orchestre, soit dans la fosse ou en concert à Dresde, soit en tournée. C'est un travail énorme de répétitions qui représente 230 services par an, dont on ne voit et juge que le résultat. À cela s'ajoute que le répertoire du Semperoper est très large, il faut toujours s'adapter. Pour donner un exemple récent, dimanche matin, Daniel Harding dirigeait avec nous la Quatrième de Mahler. Le soir nous étions en fosse pour Die Tote Stadt de Korngold et le lendemain nous répétions le Ring avec Christian Thielemann. Cela demande énormément de concentration, d'organisation et une grande discipline. Lorsque je planifie des projets solos, il faut évidemment que je prenne en compte l'orchestre.
RM : Ce à quoi vous avez plus récemment ajouté l'enseignement ?
CM : En effet, depuis 2013, j'ai le titre de Professur à la Hochschule et donne 10 heures de cours par semaine à 9 élèves en formation supérieure que je forme pour des concours internationaux. Cela implique beaucoup de responsabilités et me permet aussi de découvrir un autre répertoire, en plus de m'obliger à une remise en cause permanente pour les aider, ce qui par la même occasion m'aide à maintenir mon niveau et à développer mon propre jeu.
RM : Vous êtes rentrée très jeune à la Staatskapelle de Dresde. Comment fait-on pour s'intégrer à cet âge à l'un des plus grands orchestres du monde, en plus doté d'une tradition encore actuellement identifiable dans le son ?
CM : L'orchestre et ses membres vous choisissent bien sûr pour votre qualité première de musicien, mais aussi pour votre son. Je possédais déjà une sonorité assez tassée, assez sombre, un peu à l'encontre d'ailleurs de ce que l'on aime en France, avec beaucoup plus de légèreté. Par nature, je sonnais différemment et il était presque évident pour moi d'intégrer un ensemble allemand. Une fois dans l'orchestre, beaucoup de choses évoluent au quotidien, sans forcément que l'on s'en rende compte. À Dresde, on travaille beaucoup sur la noblesse de son pour créer une masse, un tapis feutré qui accompagne la voix, et cela modèle un jeu que j'apprécie particulièrement.
Avec le temps, l'oreille se forme et impacte forcément le jeu, d'autant que lorsque l'on commence, on veut trop bien faire et on se concentre avant tout sur sa partie. Par la suite, on apprend à écouter les autres. Plus les années passent, plus je me concentre sur le texte, ce qui était passionnant par exemple récemment pour le Ring, pour lequel notre directeur musical, Christian Thielemann, fait en plus un travail exceptionnel dans le traitement des leitmotive.
RM : Avec l'expérience que vous possédez aujourd'hui, tentez-vous d'apporter une touche personnelle à votre jeu, même dans l'orchestre ?
CM : En répétition, un chef a besoin qu'on lui propose quelque chose. Même face aux plus grands, il ne faut jamais être en position de défiance. Il vaut mieux donner trop et avoir trop confiance que l'inverse, car pour pouvoir être modelé, il faut apporter de la matière. Trop sera toujours malléable, alors qu'avec trop peu, un chef ne pourra pas construire. J'ai besoin de cette confiance pour donner mon maximum dans l'orchestre, et c'est d'ailleurs pour cela que j'ai besoin de beaucoup jouer en soliste, car c'est très important pour moi de garder mon jeu à un très haut niveau.
Le fait de monter un projet de disque et de travailler un nouveau répertoire va aussi m'aider à aller plus loin dans le travail du timbre, à prendre des risques. Lorsque je vais jouer mes récitals, il faut que je me prépare sur la durée car, pour tenir, on a besoin d'une endurance qui n'est pas la même que pour un opéra ou pour un concert. C'est une autre forme de difficulté. En revanche lorsque je reviens dans l'orchestre, je peux alors proposer autre chose ; j'ai acquis une autre sécurité.
« En répétition, un chef a besoin qu'on lui propose quelque chose, car pour pouvoir être modelé, il faut apporter de la matière. »
RM : Vous sortez un CD de Romances consacré à Clara et Robert Schumann, pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ?
CM : Je ne voulais par refaire le disque que tout le monde a fait, comme des disques Schumann qui sont une compilation de musique de chambre qu'il a composée dans ses dernières années. Je voulais donc retracer l'année 1849, celle des Romances qu'il avait offertes en cadeau à Clara. Et puis c'est aussi leur dernière année à Dresde, avant qu'ils ne partent pour Düsseldorf et que très rapidement une autre vie commence avec l'aggravation de la maladie. C'est donc un fil conducteur pour le disque, en associant les Romances de Clara écrites plus tard, pour montrer la présence de Clara dans l'œuvre de Robert. C'est aussi pour cette raison que nous avons pris quelques Lieder, mais sans le texte, nous avons limité très vite car j'ai trop de respect pour ces poèmes pour pouvoir leur ôter les mots qu'ils contiennent.
Évidemment, beaucoup d'œuvres ont été écrites pour violon, les Romances de Clara et aussi le trio, mais je voulais les associer aux Romances de Robert Schumann qui sont un monument de notre littérature, car très peu d'ouvrages ont été écrit à cette époque pour le hautbois en musique de chambre. On apprend très tôt ces pièces dans l'étude de l'instrument, alors qu'elles présentent une difficulté très élevée, notamment sur l'endurance. En termes d'interprétation, on peut donc proposer beaucoup, mais il ne faut pas y arriver trop tôt, il faut attendre d'avoir l'expérience. Il faut aussi trouver le bon partenaire : Florian Uhlig que j'ai rencontré il y a quatre ans est un vrai spécialiste de Schumann. Il a enregistré onze albums de ce compositeur et connaît extrêmement bien son œuvre.
RM : Vous évoquez le besoin de transcrire une partie des pièces. Pour une soliste de votre niveau, n'y a-t-il pas une frustration à ce qu'aussi peu d'œuvres aient été écrites pour hautbois ?
CM : Évidemment, on ne peut qu'être jaloux du répertoire des cordes. Mais il en existe beaucoup pour le hautbois, avec notamment un répertoire baroque exceptionnel. Ensuite, on peut transcrire pour hautbois, surtout dans la période romantique où la facture de l'instrument a été modifiée pour toucher à sa sonorité. Je pense que le problème véritable ne vient pas du répertoire mais plus du fait que l'instrument est méconnu. Proposer d'autres œuvres serait donc aussi une prise de risque, car le public aime avant tout ce qu'il connaît.
En adaptant des pièces pour hautbois, je propose quelque chose de nouveau sur les œuvres : le timbre n'est pas le même et on peut alors se permettre certaines différences dans le rythme ou les accentuations par rapport à ce que l'on connaît avec l'instrument principal. La plus grosse lacune se trouve finalement dans la musique de chambre. Les quintettes sont par exemple très pauvres. Mais pour ce qui est du récital, on peut trouver beaucoup à faire. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai voulu travailler pour le dernier enregistrement avec un instrument à cordes, avec la présence de Norbert Anger au violoncelle, pour jouer beaucoup sur le timbre.
« En adaptant des pièces pour hautbois, je propose quelque chose de nouveau sur les œuvres. »
Il faut aussi écrire et créer de nouvelles œuvres aujourd'hui, et j'ai profité de quelques jours en France pour rencontrer des compositeurs et des musiciens dans cette optique. Quand j'analyse le travail d'un trompettiste comme Sergeï Nakariakov, qui lui aussi est bloqué avec son instrument mais n'hésite pas à transcrire des concertos pour violoncelles à la trompette, je me dis qu'il y a encore beaucoup à faire de mon côté pour le hautbois, et que lorsque qu'une partition est jouée magnifiquement comme sait le faire Nakariakov, tout se justifie.
RM : Avec toutes ces possibilités, comment une jeune artiste telle que vous voit-elle l'avenir ?
CM : Pour le moment je n'imagine pas de quitter Dresde. Je suis une enfant gâtée là-bas ! C'est un orchestre exceptionnel et ils m'ont choisie pour mon timbre. Donc, même si je voulais changer, je ne sais pas si j'aurais le même attrait et la même identité ailleurs.
J'aimerais sans doute jouer plus en solo, plus de musique de chambre, et continuer à faire des rencontres pour apporter quelque chose de personnel et porter de nouveaux projets. Mais on ne peut pas tout faire, et j'aime trop jouer dans l'orchestre pour vouloir me sacrifier sur cette partie dans l'avenir. Je vais donc prendre le temps de travailler à de nouveaux projets, tout en gardant le rythme actuel !