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Musique classique et numérique : la fin du commencement

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Depuis le milieu des années 1990, Internet a bouleversé tous les repères du monde musical, mais avec le succès massif du streaming en 2017, on entrevoit désormais le terme d'une période chaotique de 20 ans. La musique classique en sort marquée par un net affaiblissement de son rang statutaire, mais avec un espoir fort : l'accès illimité à des millions d'enregistrements lui offre un salut face aux deux dangers mortels qui l'ont minée tout au long du XXe siècle, l'enfermement et l'exclusion. Pour la musique classique et le numérique, c'est la fin du commencement.

Le streaming et le sans-fil, combinaison gagnante

La musique tient d'abord à l'existence de ceux qui la reçoivent. Bonne nouvelle, le mélomane commence à y voir clair sur le plan de l'équipement. Pour faire simple, on connaît maintenant le ticket gagnant pour la musique : c'est la combinaison d'un appareil connecté à internet (téléphone mobile ou tablette, ordinateur) relié à un casque ou à des enceintes sans-fil (en Bluetooth). Finies la quincaillerie et la câblerie chez soi. Pour l'accès à la musique, le streaming est roi, que ce soit en vidéo ou en audio, en mode payant ou en mode gratuit (YouTube, pour la variété du choix, mais aussi d'autres sites, comme Arte Concert, qui offrent des productions récentes sur un temps limité, et les sites des maisons comme la Philharmonie de Paris…). Les plateformes qui proposent pour 10 € mensuels un accès illimité au catalogue de maisons de disques, soit jusqu'à plus de 50 millions de titres, rencontrent un franc succès. La commodité est évidente, et le modèle paraît devoir s'imposer durablement. Spotify revendique ainsi près de 60 millions d'utilisateurs payants, Apple en aligne plus de 30 millions, et ce sont plusieurs millions de nouveaux abonnés qui s'ajoutent chaque mois chez ces fournisseurs et leurs concurrents, comme Deezer ou Qobuz. Le CD et le DVD ne sont pas morts, mais acheter un support physique relève désormais d'un choix délibéré, pour ne pas dire militant.

La musique classique, grande oubliée du streaming

L'irruption du numérique avait été glorieuse pour la musique classique, la preuve en est qu'une légende a longtemps attribué la durée du CD de 74 minutes à la volonté du président de Sony de pouvoir faire figurer sur un seul disque l'enregistrement mythique de la Symphonie n° 9 de Beethoven par à Bayreuth en 1951. La suite a été plus douloureuse pour le statut de la musique savante. Le lancement en 2003 par Apple de sa plateforme de téléchargement a créé une mini-révolution : il devenait possible de télécharger des chansons à 0,99€ l'unité. Une excellente idée pour les musiques commerciales qui fonctionnent sur des morceaux séparés, mais cela n'avait pas de sens pour les œuvres de musique classique qui sont composées en cycles ou en mouvements. Quoi qu'il en soit, ce modèle triompha, et les offres en streaming illimité s'inscrivent dans la continuation de ce modèle construit sur des morceaux individuels.

Les plateformes de streaming vantent leur grand nombre de titres disponibles, mais elles sont totalement muettes sur deux points très gênants en pratique : le descriptif des morceaux est toujours décevant, incomplet voire tronqué à l'écran, et le son se coupe entre chaque plage. On est loin de la mélodie infinie voulue par Wagner il y a 150 ans ! Pourquoi personne n'en parle-t-il ni ne proteste ? Parce que la musique classique n'existe simplement pas pour les géants de la technologie, et qu'aucune personnalité ou organisation représentative musicale ne se sent capable ou responsable de défendre « la grande musique » auprès des marchands de morceaux de musique.

Cinquante millions de titres de musique, et moi, et moi, et moi…

Vouer le streaming aux gémonies parce qu'il ignore les fondamentaux de la musique classique serait aller trop vite en besogne, et négliger un bénéfice essentiel : l'ouverture à la diversité. La musique classique a, par définition, un rapport riche, mais intimidant au passé. À cette situation déjà complexe, l'enregistrement sonore a ajouté la dimension supplémentaire de l'histoire de l'interprétation, renvoyant les interprètes d'aujourd'hui aux légendes du passé, les mythiques dont les interprétations ne vieillissent jamais (de Callas à Furtwängler), ceux qui ont renouvelé son interprétation (de Boulez à Harnoncourt) ou ceux encore qui l'ont rendue plus populaire (de Caruso à Pavarotti). Mais quand aujourd'hui ces géants et des centaines d'autres peuvent être visionnés et écoutés ad libitum, l'interprète actuel peut se sentir écrasé par cet héritage. Au contraire ! Cette abondance sans précédent, loin d'être encore plus oppressante, devrait sauver la musique classique de ses pires travers : l'enfermement et l'exclusion.

Lorsque les disques étaient rares, on pouvait s'enfermer dans la conviction qu'il puisse exister une version de référence, une interprétation insurpassable, et que l'on pouvait faire un classement des meilleures interprétations comme on le fait des placements financiers les plus rentables ou des hôpitaux les plus sûrs. Lorsque les audiences étaient restreintes, on pouvait aussi, dans la même lancée, exclure les mauvais styles, décréter ce qui était le bon goût, ce qui représentait l'avenir. Ces anathèmes cruels et ces vains podiums ont fait beaucoup de tort aux musiciens et aux compositeurs depuis un siècle, réduisant le choix des œuvres proposées dans les salles de concert, exposant les interprètes à être éternellement comparés aux disques les plus connus.

Il faudra un peu de temps aux mélomanes pour découvrir et apprivoiser la faramineuse liberté de choix que proposent les plateformes de streaming, mais qu'il s'agisse des monstres sacrés d'hier ou des jeunes talents de demain, de la musique de l'avenir d'hier ou de la vraie musique d'aujourd'hui, tous sont désormais accessibles. Dans l'histoire de la musique et du numérique, nous avons sans doute atteint la fin du commencement ; alors, vivement la suite !

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.

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2 commentaires sur “Musique classique et numérique : la fin du commencement”

  • Philippe RAMEZ dit :

    Papier absolument remarquable ! La musique dite classique est plus vivante que jamais. Saluons aussi les initiatives d’orchestres prestigieux qui – moyennant petite contribution mensuelle – donnent accès à leurs concerts en 4K et Hi Res Sound, tels les Berliner Philharmoniker !
    Enfin une belle bouffée d’optimisme !
    Philippe

  • draffin dit :

    Très bonne tribune, merci à l’auteur.

    Je rebondis sur l’idée exposée dans l’avant-dernier paragraphe de cette tribune. Il y a une époque (pas si lointaine) où toute référence, toute comparaison, se faisait de façon verticale (ou, disons, chronologique) : telle interprétation était comparée aux «vieilles cires» (ou aux vieux sirs), parce que le critique (ou du moins le mélomane) pouvait espérer que son interlocuteur la possède chez lui. Aujourd’hui, on peut se permettre de comparer une interprétation de façon «horizontale», c’est-à-dire en la comparant avec ses pairs actuels. Si le lecteur ne possèdent pas la référence citée, il peut sans problème aller jeter une oreille sur une plate-forme en ligne et se faire une idée.

    Du coup, ça me semblerait intéressant qu’un site comme le vôtre (Resmusica) nous offre plus souvent des articles de synthèse autour d’un thème. Par exemple : «comment interprête-t-on Mozart aujourd’hui ?», «qui sont les violoncellistes à suivre ?», «les programmes de concert/disque qui sortent des sentiers battus», etc. Je trouve finalement dommage que vous vous contentiez de toujours réagir à chaud sur tel spectacle récent ou telle sortie d’album. Votre rubrique «aller + loin» déroge à cette règle, certes, mais ne parle presque jamais d’interprétation, ce qui est dommage.

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