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Aujourd'hui, dix ans après sa disparition, le souvenir de Luciano Pavarotti se projette dans les mémoires à travers nombre de rééditions de ses disques et d'émissions radiophoniques. Au lendemain de son décès, votre serviteur avait fait paraître un article relatant le souvenir de la prestation du grand ténor dans Un Ballo in Maschera de Giuseppe Verdi sur la scène du Grand Théâtre de Genève. Plus de trente ans après l'événement, l'émotion ressentie reste d'actualité.
Il ne fait pas très chaud ce mardi 17 janvier 1984. Il n'est pas encore minuit que déjà quelques personnes emmitouflées dans leurs doudounes tapent la semelle sur les marches du Grand Théâtre de Genève. C'est qu'il faut s'y prendre tôt si l'on veut obtenir les rares places qui, au matin, seront mises en vente pour l'événement de la saison lyrique : le ténor Luciano Pavarotti chante dans Un Ballo in Maschera de Giuseppe Verdi. Dans la nuit qui avance, la foule des aficionados ne cesse de grossir. Entre les passionnés, les conversations vont bon train. Celui-ci raconte le dernier spectacle vu à La Scala de Milan. Cet autre défend comme un beau diable la soprano dont il vient d'acquérir le disque. Celui-là laisse entendre que le ténor italien a emmené son propre cuisinier pour cuire ses pâtes «al dente». Un autre enfin révèle les ultimes ragots des répétitions. Mu par le seul espoir d'entendre et de voir le «divo», ce monde bigarré et curieux s'agglutine devant les monumentales portes du temple genevois de l'art lyrique. Quelques heures plus tard, dans la matinée, les yeux rougis par le manque de sommeil, les compagnons de la nuit se séparent, les précieux billets en main.
L'enchanteur de toujours
Le 24 janvier 1984, les spectateurs de la première se pressent. Réalisent-ils seulement de l'incroyable aubaine de pouvoir entendre le déjà «ténorissimo»? Luciano Pavarotti est au sommet de son art. Sa voix résonne sur les plus grandes scènes lyriques du monde. Acclamé au Metropolitan Opera de New York comme au Covent Garden de Londres ou à La Scala de Milan, l'Opera House de Sydney, il n'a aucun besoin de prouver son talent aux quelque mille trois cents personnes qui assistent à l'une ou l'autre des sept représentations genevoises. Et pourtant ! Présent à quatre de ces soirées, votre serviteur peut confirmer que Luciano Pavarotti a mouillé sa chemise à chaque prestation. Comme si la scène de la place Neuve le voit chanter pour la première ou la dernière fois de sa vie. Lumineux, solaire, son chant perce le cœur. Impeccable diction, legato irréprochable, justesse, le public est sous le choc. Un tonnerre d'applaudissements souligne ses interventions. Au-delà de l'icône, on ovationne la voix, l'émotion, le chant sublimé. Si le comédien Pavarotti est souvent insignifiant, sa voix habite le drame avec une telle intensité que le geste est vain. Avec sa prodigieuse capacité d'émouvoir, c'est la chair de la voix qui vous envahit quand, dans ce Ballo in Maschera, il avoue son amour à Amelia ou quand il meurt sous les coups de son ami Renato. Portés par cette présence vocale électrisante, les autres protagonistes se surpassent. Entre la scène et la salle, c'est la symbiose totale. La générosité artistique de Luciano Pavarotti opère comme une drogue bienfaisante.
Le regard et la parole
Cette même générosité marque la longue carrière du ténor. De sa première prestation scénique de La Bohème de Giacomo Puccini, le 29 avril 1961 (miraculeusement conservée au disque) jusqu'à la bouleversante ultime note de son « Nessun Dorma » de Turandot en ouverture des Jeux Olympiques d'Hiver de Turin, le 10 février 2006, Luciano Pavarotti n'a cessé d'enchanter les foules. L'enchanter au seul dessein d'offrir son plaisir de chanter et d'être aimé pour le chant. Mais, du haut de son mètre quatre-vingt dix, Pavarotti n'est pas seulement une voix qui chante. Certes, elle est magnifique, unique mais celle avec laquelle il parle est tout aussi émouvante. Écouter Luciano Pavarotti parler de son métier, de sa famille, de la musique, de ses chevaux, du vin, c'est un miel se déversant sur un espace de bonté, de calme et de sérénité. Luciano Pavarotti, c'est aussi un regard. Des yeux profonds, changeants. Attentifs, perçants lorsqu'ils se concentrent sur l'émission vocale du chant, ils se font veloutés quand ils se posent sur un interlocuteur. Un regard qui résume l'infinie bonté de l'homme Pavarotti.
Quatre fois, j'ai versé des larmes à l'émotion suscitée par son immense voix. Il y a dix ans, sa disparition m'avait fait pleurer une cinquième fois.
Trente-trois ans plus tard, le souvenir de ces représentations genevoises reste vivace. Bien sûr, autour du « ténorissimo », Hugues Gall avait réuni une distribution qui n'a plus sa pareille. Voyez plutôt : à la baguette de l'Orchestre de la Suisse Romande le chef italien Riccardo Chailly, une époustouflante Anna-Tomowa Sintov (Amelia), un renversant Piero Cappuccilli (Renato), Mignon Dunn (Ulrica), une extraordinaire Danielle Borst (Oscar).
En ces semaines de commémoration, réentendre la voix unique, lumineuse, solaire de Luciano Pavarotti au long d'émissions radiophoniques pousse l'amateur vers sa discothèque pour y retrouver certains de ces enregistrements qui ont meublés sa passion.
Alors, de la volumineuse discographie du «ténorissimo», il faut retenir son rôle-fétiche dans La Bohème de Giacomo Puccini bien sûr, avec Mirella Freni sous la baguette d'Herbert von Karajan (DGG), Un Ballo in Maschera de Verdi dirigé par Sir Georg Solti (Decca) et le charme total de son Nemorino avec Joan Sutherland dans L'Elisir d'Amore de Gaetano Donizetti (Decca). Indispensable encore, la compilation Tutto Pavarotti dont la seule écoute du Cuius Animam du Stabat Mater de Gioacchino Rossini suffit à nous rendre meilleur ne serait-ce que l'espace de cette écoute (Decca).
Crédit photographique : © Decca Classics
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.