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Maurice Ravel, victime d’une démence dégénérative

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En tant que médecin et musicologue, Jean-Luc Caron propose aux lecteurs de ResMusica un dossier original sur les pathologies et la mort des plus grands musiciens. Pour retrouver le dossier complet : Pathologies et mort des musiciens. Pour accéder au dossier complet : Pathologies et mort de musiciens

 

1310359-Maurice_RavelUne pathologie neurologique dégénérative transforma en véritable calvaire les dernières années de la vie du compositeur .

En 1927, après l'achèvement de la composition de sa Sonate pour violon et piano Ravel ressentit une intense fatigue. Le docteur Vallery-Radot conseilla une année de repos au compositeur âgé de 52 ans. Néanmoins, trouva la force suffisante d'effectuer une tournée aux États-Unis de janvier à avril 1928 et de composer le célèbre Boléro entre juillet et octobre de la même année. Deux symptômes analysés a posteriori pourraient constituer les tout premiers signes de sa maladie, à savoir des courriers ayant perdu la rigueur habituelle des écrits du maître et un trou de mémoire survenu pendant l'exécution de la Sonatine à l'ambassade de France à Madrid à la toute fin de cette même année 1928. Certains commentateurs refusent de lier ces faits aux prémices de sa démence.

Durant les années 1929-1931, Ravel élabora deux remarquables chefs-d'œuvre, le Concerto pour la main gauche et le Concerto pour piano en sol. Il précisa alors avoir besoin de repos complet et indiqua recevoir un traitement par injection de sérum. Le Concerto en sol fut créé à Paris par Marguerite Long le 14 janvier 1932. Après une tournée européenne de quatre mois, il partit se reposer à Saint-Jean-de-Luz tout en commençant son travail sur Don Quichotte à Dulcinée pour baryton et orchestre.

Un accident de taxi survenu à Paris dans la nuit du 9 octobre 1932 se révéla plus spectaculaire que grave. Et le 17 janvier 1933, Ravel prit la baguette pour la première fois pour présenter à Paris son Concerto pour la main gauche joué en soliste par Paul Wittgenstein, sans toutefois pouvoir renouveler sa prestation lors du même programme organisé à Monte-Carlo.

Deux événements singuliers survinrent en juin 1933 à Saint-Jean-de-Luz. Voulant montrer à son amie Marie Gaudin la façon de faire des ricochets, il lui jeta une pierre en plein visage et, dès le lendemain, ne se souvenant plus comment nager, il manqua de se noyer. Ses lettres sont surchargées de ratures mais il assure et rassure quelques semaines plus tard : « En un mois tous les troubles ont disparu. » Son état de santé l'autorisa à diriger à Paris le Boléro et le Concerto en sol. Il ne reprendra plus jamais la baguette de direction.

Une cure entreprise à Vevey en février 1934 ne changea pas grand-chose et son écriture devint presque illisible, ses mouvements et sa diction devinrent difficiles à contrôler. Ses fonctions cognitives ne se dégradèrent que partiellement et pire, il avait conscience de sa situation. Il exprima ce constat terrible : « C'est tragique ce qui m'arrive » ; « Pourquoi est-ce arrivé à moi ? Pourquoi ? »

Globalement, son état empira au cours des années 1936-1937. Madame Revelot, sa fidèle gouvernante, l'assista avec dévouement dans sa maison de Montfort-l'Amaury. Certains témoignages de proches relations parlent d'épisodes de violence et d'autres signalent qu'il ne parlait plus guère. Un mutisme et une apathie qui s'intensifièrent, une sorte d'indifférence qui s'aggrava. Néanmoins s'il marchait encore et se rendait au concert, il se comportait tel un automate dénué d'expression. En juillet 1937, il s'effondra en pleurs : « J'ai encore tant de musique dans ma tête, je n'ai encore rien dit, j'ai encore tellement à dire. »

Ravel consulta de fameux médecins et parmi eux le neurologue Théophile Alajouanine qui constata l'existence d'une aphasie (perturbation de l'expression ou de la compréhension du langage parlé et écrit) ainsi que la présence d'une apraxie (incapacité d'exécuter des mouvements coordonnés sans atteinte de la motricité), autrement dit une altération du langage oral et écrit mais une bonne compréhension du langage et une profonde atteinte de l'écriture. Il ne pouvait plus écrire sa musique. Le thérapeute décela une pensée musicale assez bien conservée mais une expression musicale écrite ou instrumentale impossible. Plus tard, dix ans après la mort de Ravel, le médecin tenta une difficile synthèse : « La cause, restée imprécise, se situe cependant, du fait de la constatation d'une dilatation ventriculaire bilatérale, dans le cadre des atrophies cérébrales, quoique fort différent d'une vraie maladie de Pick. »

Il fut discuté de l'opportunité de tenter une intervention chirurgicale. L'opération, une trépanation bien hasardeuse, eut lieu le 17 décembre 1937 à la clinique de la Boileau, mais sans tarder, le patient sombra dans le coma et décéda le 28 décembre.

Quel mal diabolique emporta l'immense créateur français prématurément touché par cette démence progressive implacable ? On s'en doute, plusieurs hypothèses ont été avancées.

Une tumeur cérébrale et une sclérose diffuse furent écartées au profit d'une pathologie congénitale touchant les aires liées à l'élaboration du langage. Mais se posa la question du rôle éventuel joué par le traumatisme de 1932 en évoquant une hydrocéphalie normotensive ou un hématome sous-dural chronique. Enfin, la probabilité d'une maladie dégénérative semble aujourd'hui retenir majoritairement l'attention des neurologues. On avança sérieusement le diagnostic de maladie d'Alzheimer ou plus probablement celui de syndrome de Pick. Plus récemment furent avancées les hypothèses suivantes : une aphasie progressive primaire et une dégénérescence cortico-basale.

La maladie tragique dont souffrit au sommet de son art créateur et de sa renommée détruisit son existence et le fit d'autant plus souffrir qu'il en fut largement conscient. Dégénérescence cortico-basale (E. Baek) ou syndrome de Pick ? Les deux possibilités bénéficient de signes de probabilité mais non de certitude.

Nous penchons plutôt pour le syndrome de Pick qui est une atrophie cérébrale fronto-pariétale proche de la maladie d'Alzheimer. Mais, à la différence de cette dernière, l'intelligence et la mémoire demeurent longtemps intactes tandis que de la conscience de la situation résulte une profonde souffrance. En vérité, l'absence d'autopsie nous privera à tout jamais d'un diagnostic précis et incontestable.

Sources : Emil Baek, La maladie neurologique de Maurice Ravel, Comité de lecture du 24 mai 1997 de la Société française d'Histoire de la Médecine (Internet) – Davous, Démarche diagnostique devant un syndrome démentiel, Encycl. Méd. Chir. (Elsevier, Paris) – Encyclopédie Pratique de Médecine, 5-0710, 1998 – Th. Lemperière, A. Féline, Psychiatrie de l'adulte, Abrégé Masson, 1984 – Marcel Marnat, Maurice Ravel, Fayard, 1986 – Bernard Mercier, La maladie neurologique de Ravel, Cahier Maurice Ravel n° 5, 1990-1992, p. 13-33 – Paulin, F. Pasquier, Syndrome démentiel : diagnostic et prise en charge, EMC (Elsevier, Masson SAS, Paris), Traité de Médecine Akos, 5-0745, 2010 – Sarazin, Démences dégénératives, EMC (Elsevier Masson SAS, Paris, Traité de médecine Akos, 5-0960, 2012.

Crédits photographiques : Maurice Ravel, lithographie d'Achille Ouvré. Ph. J.L. Charmet © Archives Larbor

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