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Parmi les mille petits papiers que l’on me remet entre les mains à l’entrée des salles de concert, je dois avouer que les notes de programme ont le don spécial de m’agacer.

Soyons précis : je ne parle pas de ces splendides livrets reliés que l’on achète à prix d’or dans les opéras, dont les pages se comptent par centaines, et que l’homme de goût peut ranger dans sa bibliothèque, comme autant de trophées des grandes soirées de son existence. Je pense plutôt à ces fascicules légers, distribués gracieusement dans les salles de concert, ou moyennant à la rigueur quelques euros, dont la tâche première et essentielle est d’annoncer au mélomane ce qu’il va entendre – et qui a pu beaucoup changer depuis qu’il a acheté son billet. Leur aspect variable, de la simple demi-feuille volante à la substantielle brochure, ne peut rien contre une malédiction courante : l’indigence de leur contenu.

En général, dans un concert, ce n’est pas le temps qui manque pour lire : l’attente désœuvrée du lever de rideau, car on ne pensait pas arriver avec tant d’avance ; les interminables entractes, pendant lesquels, en hiver, on préfère s’engoncer dans son fauteuil, plutôt que de braver la froidure des bars pour le simple plaisir d’admirer les coupes de champagne que l’on ne commandera pas ; et même, les intermittences de notre attention, au milieu d’une sonate ou d’une symphonie, lorsqu’à travers la pénombre, nos yeux cherchent le réconfort mécanique d’un peu de lecture. Pour moi qui, par étourderie, oublie d’emporter un livre avec moi, je n’ai guère le choix : c’est le programme que je dois lire, en long, en large, en travers ; c’est le programme vers lequel mon regard se reporte en permanence, que je garde à la main comme un gri-gri, que je feuillette distraitement, sur lequel je note en vitesse mes quelques impressions de critique, bref, qui est mon premier compagnon de concert.

Un programme, c’est indispensable pour une autre raison : parmi le répertoire habituel de nos salles dites « classiques », bien rares sont les pièces qu’un néophyte peut aborder sans un minimum de préparation. Les conférences d’avant-concert se sont certes beaucoup répandues, et l’on s’en réjouit ; mais imaginons un humble représentant des « nouveaux publics » (c’est le terme technocratique), ce jeune de moins de 25 ans, peu averti, qu’une grande salle parisienne a su convaincre d’assister à un concert en ses murs. Venant d’au-delà du périphérique, il s’apprête à entendre, mettons, un concerto de Chostakovitch. Peut-il vraiment apprécier l’œuvre si son oreille n’a pas été avertie de quelques particularités saillantes de la partition, qui l’aideront à s’orienter dans son écoute ? S’il ne sait pas qu’il y a un soliste et un orchestre, une cadence, plusieurs mouvements, et plusieurs thèmes reconnaissables dans chacun ? Et même, s’il n’est pas prévenu que Chostakovitch est un compositeur du XXe siècle, qu’il a composé dans la Russie soviétique, voire que son style consiste en un mélange original d’ironie, de pastiche et de grandeur austère, et n’a donc à peu près rien à voir avec l’image d’Épinal qu’il peut se faire de la musique classique ? Bien loin de moi l’idée d’infliger à des non-musiciens des développements musicologiques fastidieux – mais l’on conviendra que certaines œuvres, la plupart dirais-je, peuvent difficilement se passer de commentaire.

Et habituellement, alors, que trouve-t-on ? Je prends un exemple : je suis allé, il y a quelques temps, entendre un récital de piano à Paris. Je reçois, des mains d’un souriant ouvreur, un programme petit format, dans une couverture cartonnée d’un beau rouge bordeaux. Extérieurement, les apparences sont sauves, c’est très joli ; intérieurement, ça l’est nettement moins : un texte grisâtre, écrit serré. Vers la fin, il y a un zeste de publicité, et la litanie habituelle des biographies illisibles. Je reporte donc mon attention sur la présentation des Goyescas de Granados et des Valses nobles et sentimentales de Ravel, et je lis ceci : d’une part, que « Granados apporte au romantisme une conclusion magistrale, sans s’éloigner trop – n’allons pas pour autant y voir un défaut… – du langage de ses prédécesseurs » ; d’autre part, que les Valses « rendent un hommage – lointain – à Schubert […] mais [qu’]elles profitent de ce patronage pour se montrer plus modernes que jamais ». Voilà donc, me dis-je, tout ce que l’on trouve à claironner à l’intention de ceux qui s’apprêtent à découvrir ces chefs-d’œuvre : un prêt-à-penser paresseux, arrogant et satisfait. Granados ? Que voulez-vous, c’est le XIXe siècle dans sa tête, c’est le romantisme, c’est du cuit et recuit, un Espagnol qui fait des espagnolades. Ravel ? Ah, c’est autre chose, c’est merveilleux, c’est une schubertiade, mais de très loin, et c’est moderne ; et toute bonne musique est forcément moderne, ou tout ce qui est moderne est bon – on ne sait plus très bien –, mais ce qui compte, c’est qu’entre le « moderne » et le « beau », il y a une triomphante équivalence. De toute façon, Ravel est plus connu que Granados, donc c’est meilleur, forcément.

Nous le disions : il faut bien quelques notions historiques, fussent-elles sommaires, pour appréhender la musique. C’est d’ailleurs la conception des rédacteurs du programme en question, qui plus loin, n’oubliaient pas d’accorder quelques mots (parcimonieux) à la description des œuvres. Mais plutôt que donner dans le style « distribution des prix », pourquoi ne pas partir des notes de musique elles-mêmes pour parler de musique ? Un auditeur qui vient écouter les Goyescas n’a que faire du romantisme ou de la question de la modernité de Granados ; il vient, précisément, écouter les Goyescas ; il veut qu’on lui parle de ce qui rend unique, inoubliable, ce monument de la littérature pianistique, de ce qui lui permettra de passer une soirée dont il se souviendra ; il ne vient pas pour classer distraitement les œuvres dans des catégories fourre-tout, ou pour se sentir coupable de préférer les élans passionnés de Granados au raffinement des harmonies de Ravel. La doxa musicologique du XXIe siècle est bien la dernière de ses préoccupations.

Derrière cet exemple anecdotique, et cent autres identiques, je vois le signe du délabrement insensible d’une sympathique tradition à laquelle on n’a pas vraiment réfléchi. Aujourd’hui, on voit bien que ces programmes sont faits machinalement, à partir de textes réchauffés, découpés, rassemblés plus ou moins heureusement, dans une hâte que quelques errances syntaxiques achèvent de rendre palpable. C’est un peu décevant, lorsque l’on sait quelle faim de découverte habite ceux qui assistent à un concert pour l’une des toutes premières fois de leur vie, avec la sensation d’être longtemps passés, par ignorance, à côté de trésors cachés ; et lorsque l’on sait aussi combien les classes d’analyse des conservatoires comptent d’étudiants, pétris de bonne volonté et de solides principes musicologiques, qui, sans être mécontents d’arrondir leurs fins de mois, rêveraient de transmettre la passion qui les anime, et sauraient le faire avec un talent franchement novateur.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.

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