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Après son succès incontestable dans un puissant Lohengrin à Saint-Étienne en juin dernier, Nikolai Schukoff ouvre la saison lyrique du Capitole de Toulouse en incarnant le rôle principal de Tiefland de Eugen d'Albert, ouvrage quasi absent aujourd'hui des scènes lyriques. ResMusica a rencontré le ténor le lendemain de la première.
« Pour moi, c'est la différence entre la campagne et la ville qu'il est important d'aborder dans Tiefland. »
ResMusica : Pourquoi avoir dit « oui » à Tiefland ?
Nikolai Schukoff : Pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce que j'adore Toulouse. J'adore le Capitole. C'est un théâtre où j'ai de très bons souvenirs, particulièrement mes débuts dans cette maison en 2010 avec Mahagonny [Nikolai Schukoff incarnait Jim Mahoney dans Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Kurt Weill].
Et puis je l'ai accepté parce que Pedro est un rôle qui me fascine depuis toujours mais qui était pour moi très loin, pendant toutes ces années. Je me rappelle quand l'enregistrement est sorti en 1992 avec le ténor Hans Hopf… C'était véritablement un rêve, mais il fallait que je mûrisse pour l'aborder parce que c'est un rôle avec de grands moments de vérisme, et que le problème est qu'on veut toujours donner plus que ce qu'on devrait donner. Il faut faire attention que l'émotion ne submerge pas la voix, et comme il y a beaucoup de mots dans cette partition, surtout dans des passages où on peut facilement se fatiguer, il faut avoir une assez bonne technique pour rester frais jusqu'à la dernière minute. Tiefland, c'était une évidence à cette étape de ma carrière. Cette proposition est arrivée au bon moment.
Et enfin, j'ai une maison à deux heures d'ici dans le Haut-Quercy. Cela me donne aussi la possibilité de m'évader parfois. (rires)
RM : Pouvez-vous nous présenter le personnage principal de Tiefland que vous incarnez pour la première fois à Toulouse ?
NS : Pedro est un berger qui est choisi par un homme très riche, Sebastiano, comme homme de paille. Sebastiano rencontre en effet des difficultés pécuniaires et cherche à se mettre à l'abri de ses ennuis en se mariant à une jeune fille d'une riche maison. Mais le problème est qu'une rumeur évoque l'existence d'une maîtresse dans sa vie. C'est vrai, il a une maitresse, l'ancienne mendiante Marta, et cela depuis que la jeune fille a 13 ans. Ainsi, Sebastiano a besoin que les rumeurs s'apaisent. Pour y arriver, il veut marier Marta. Après de longues recherches, son choix s'est porté sur ce berger qu'il perçoit comme un imbécile. Il se dit que Pedro ne connaît pas la vie et qu'il est impossible qu'il plaise à Marta, ce qui va lui permettre de continuer clandestinement sa liaison. Sebastiano va donc dans les montagnes et propose au jeune homme un poste de meunier et un mariage avec la fille de l'ancien meunier décédé. Pedro ne peut pas croire en sa chance : il descend, il se marie à Marta et tombe naturellement amoureux. C'est un coup de foudre, lover at first sight comme disent les Anglais. En une journée, il va apprendre non seulement l'amour, mais aussi la jalousie. Même s'il est une personne simple, il voit bien que quelque chose ne va pas. Il est un ovni dans ce monde-là, dans la région du Tiefland, parce que tout le monde a peur de Sebastiano, tout le monde fait ce que Sebastiano veut parce que c'est lui qui est le propriétaire de tout ce qui existe dans les basses terres. Et là, tout à coup, il a quelqu'un qui lui dit non. Par exemple, il ne veut pas porter les vêtements que Sebastiano a choisi pour le mariage, les trouvant ridicules. C'est quelqu'un de très droit, de très naturel, quelqu'un qui sait absolument ce qu'il veut. Il a un très grand cœur, il peut s'émerveiller facilement de petites choses simples.
Cet ouvrage est pour moi très bien écrit. Mais bien sûr, il a été conçu pour une période où vivaient encore dans les montagnes des bergers très isolés. Même si aujourd'hui en France, la profession de berger connaît un nouvel essor, malgré cela, de croire que quelqu'un n'a jamais vu une femme parce qu'il a vécu toute sa vie dans les montagnes, comme c'est le cas pour Pedro, ce n'est plus crédible en 2017 ! Selon moi, c'est plutôt la différence entre la campagne et la ville qu'il est important de mettre en valeur dans Tiefland. Pour ma part, j'ai grandi à la campagne en Autriche, en pleine campagne, vraiment. C'est certainement pour cette raison que j'essaie toujours de trouver un équilibre entre la nature et la ville, et parce que je voyage beaucoup dans de grandes villes, des mégalopoles, je m'aperçois qu'il y a beaucoup de choses qui ne vont plus aujourd'hui dans notre société, et c'est là où je suis tellement reconnaissant qu'il y ait encore des endroits proches de la nature où l'on peut s'échapper, mais aussi très triste parce que de nombreuses choses que j'ai connues dans mon enfance n'existent plus. Cette confrontation entre un monde où les gens vivent dans un contexte social très dense, et un autre où l'on peut encore s'en échapper, c'est cela qui est intéressant dans Tiefland.
« Eugen d'Albert est un grand maître de la prosodie. Il savait exactement comment tout prononcer. »
RM : Quelles sont les caractéristiques vocales de ce personnage en sachant qu'il connaît une véritable évolution tout au long du drame ?
NS : Je trouve que d'Albert est un grand maître de la prosodie. Il savait exactement comment tout prononcer. Il y a beaucoup de mots, beaucoup plus que dans un opéra de Wagner par exemple où on a vraiment le temps de poser les voyelles, là c'est vraiment parlando. Par exemple, au prologue, quand l'autre berger Nando arrive, Pedro lui dit : « ça fait trois mois que je n'ai pas vu quelqu'un et six mois que je n'ai parlé à quelqu'un ». Quand il rencontre ce berger, il parle, il parle, il parle, il raconte son rêve, il raconte sa vie… C'est un vrai livre ouvert.
Et dès la fin du premier acte, après son mariage, il est désespéré parce que malgré sa franchise, malgré sa bonne foi, il se retrouve face à un mur auquel il ne peut rien faire, parce que c'est Marta qui a construit ce mur pour se protéger. Mais il se dit que comme dans la montagne, il faut avoir de la patience. Grâce à cela, il découvre qu'il y a une petite fissure dans l'armure de Marta et il comprend que c'est exactement avec sa franchise, avec ses mots, avec son honnêteté, et avec son amour qu'il peut toucher le cœur de son épouse, son âme. Ce mur s'effondre quand Marta avoue qu'elle a toujours attendu quelqu'un comme lui qui pourrait la sauver des griffes de Sebastiano.
RM : La complicité entre Marta et Pedro est forte. Comment avez-vous accompagné Megan Miller pour ses débuts français ? Est-ce qu'une authentique complicité s'est créée ?
NS : Absolument. Il le faut. Quand on joue un couple amoureux, on ne peut jamais être trop distant. J'ai connu dans ma carrière, bien sûr, des chanteuses qui ne sont peut-être pas méchantes, mais pour lesquelles on n'a pas tellement envie de trop s'investir. Mais Megan n'en fait pas du tout partie : elle est très facile, très ouverte, très professionnelle aussi et a surtout une grande et belle voix.
Elle n'avait pas vraiment d'interrogations sur la salle ou le public toulousain… Mais après une très longue semaine de travail, on était vraiment épuisés. On a fait une scène-orchestre, et à un moment, elle a senti que sa voix fatiguait. J'ai toujours mes remèdes avec moi, surtout beaucoup de choses autour de l'aromathérapie. Je lui ai donc donné un de mes flacons avec mes huiles essentielles qui l'a remise en forme et l'a rassurée. C'est par ce genre de petites choses que je l'ai peut-être accompagnée…
Mais surtout, j'essaie d'être toujours un bon collègue. Cela veut dire que je soutiens mes partenaires de jeu contre trop de demandes de l'extérieur, ou que j'essaie de créer un cocon autour de nous où les autres ne peuvent plus rentrer, parce qu'un chanteur a un réservoir d'énergie qui reste malgré tout limité. Quand on veut exprimer de grands sentiments, quand on ouvre son âme ou sa personnalité, on devient vulnérable, on est plus sensible. C'est là où on peut se protéger entre chanteurs parce que parfois, on ne se rend même pas compte soi-même de cet état de faiblesse. Par exemple, lorsque le chef d'orchestre va trop loin, va trop demander, il me semble important que le collègue tempère. Il faut vraiment être là pour l'autre.
RM : Vous avez chanté dans de nombreuses salles très prestigieuses : à Bastille, au Met, au Théâtre des Champs-Élysées, au Bayerische Staatsoper… Quelles sont les caractéristiques du Théâtre du Capitole ?
NS : Pour un chanteur, il y a deux facteurs qui déterminent une bonne acoustique : l'acoustique qui aide que la voix porte, et après, ce qui est parfois plus important, le retour qu'on a quand on chante, une petite réverbération de sa propre voix, qui permet de mieux se contrôler. Cette salle du Capitole a les deux et en plus, elle est de taille humaine.
Ce qui est très important dans cette maison, il y a en France certaines maisons qui travaillent de cette manière, c'est que l'équipe s'identifie réellement avec le théâtre. Un bon exemple de ce constat est une histoire assez drôle pour Tiefland. À la fin du prologue, je dois chanter deux phrases dans les coulisses. Je descends donc de mes montagnes, j'oublie totalement ces deux phrases et je veux aller à ma loge. Et là, un technicien, Serge, qui travaille ici depuis plus de quarante ans, m'interpelle en me tapant sur l'épaule : « mais, tu dois chanter là ! » Bien sûr, j'ai eu une mini seconde de panique puis j'ai réagi tout de suite pour chanter ces deux phrases. Sans lui, j'aurais raté cette entrée. Ce n'était pourtant pas le régisseur, c'était un technicien. Ici, même un technicien sait exactement ce qui se passe dans l'opéra.
C'est aussi un théâtre où l'on n'a pas l'impression que la machine bureaucratique est surdimensionnée : il y a exactement le bon nombre de personnes pour que ce théâtre marche. On n'a pas une sensation d'anonymat dans cette maison. Juste avant Tiefland, j'ai chanté au Théâtre Colón à Buenos Aires qui est bien sûr une maison mythique et magnifique, mais qui est tellement grande, il y a tant de gens, que j'ai eu l'impression d'y aller comme un fonctionnaire pourrait aller travailler, et non pas comme un chanteur. C'est loin d'être comme ça ici.
RM : Nous nous rencontrons le lendemain de la première. Pouvez-vous nous raconter comment s'est passée votre soirée d'hier ?
NS : Après la représentation, j'étais un peu mitigé. J'étais content parce que quand même, c'était un grand succès, mais je n'étais pas pleinement satisfait parce qu'avec la nervosité, certaines notes que j'avais chantées pleine voix après de longues répétitions, n'ont pas été chantées hier soir comme je peux normalement les chanter. Mais bon… C'est le perfectionniste qui parle et qui veut que toujours cela soit une prestation que l'on peut enregistrer, diffuser… Mais dans un même temps, j'ai senti que les sentiments que j'essayais de transporter sont arrivés au public. Ça, c'est toujours un grand cadeau.
« J'aime quand les directeurs ont des visions, et même des visions à long terme, parce que nous chanteurs, on a vraiment besoin de cela. »
RM : Tiefland est un beau challenge pour le Capitole parce que peu connu. Est-ce que vous avez la sensation qu'en France, les maisons lyriques en région sont plus audacieuses que les grandes institutions parisiennes ?
NS : Bien sûr ! À Paris, j'ai l'impression que quand quelqu'un a chanté un rôle et a rencontré un grand succès quelque part dans le monde, il est ensuite invité pour ce rôle. Comme si on construisait une programmation et une distribution en fonction de couvertures de magazines. C'est pour cela que j'appelle l'Opéra de Paris, « Opera Vogue » ! (rires) J'aime quand les directeurs ont des visions, et même des visions à long terme, parce que nous chanteurs, on a vraiment besoin de cela, de gens qui portent nos carrières. Cela devient malheureusement de plus en plus rare. C'est vrai que dans les petites maisons comme ici, ou comme je l'ai connu cette année à Saint-Étienne, il y a vraiment des gens qui peuvent s'imaginer quelqu'un dans un rôle ou quelqu'un d'autre dirait « lui, dans ce rôle, jamais ! »
RM : Vous avez toujours su prendre votre temps tout au long de votre carrière. Quelles sont vos envies aujourd'hui ?
NS : Finalement, au bout de plus de vingt ans de carrière, j'ai trouvé ma professeur à Berlin, Deborah Polaski qui était à l'époque une de mes collègues et qui maintenant enseigne. Le travail avec elle porte ses fruits et j'espère que cela va m'aider à garder ma voix fraîche encore longtemps. Il y a encore beaucoup de rôles qui m'attendent, je ne veux pas tout chanter demain parce que sinon les gens n'auraient plus rien à découvrir de moi ! C'est très important je trouve. Je prends tout pas à pas.
Ainsi, mon envie reste toujours la même : je veux faire une longue carrière. C'est mon rêve. J'ai chanté sur scène avec de grands noms comme Eike Wilm Schulte qui avait déjà 70 ans quand on a fait Das Rheingold ensemble. Moi aussi, je veux être sur scène à l'âge de 70 ans !
Propos recueillis le 30 septembre 2017 au Théâtre du Capitole de Toulouse.