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En cette période de rentrée des classes, rencontre avec Bruno Mantovani, compositeur, chef d'orchestre et directeur du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP). Au programme de cet entretien : jeu collectif, création et pédagogie, pour celui qui est à la tête de cette institution française au rayonnement international.
« En France, nous n'avons pas ce sens inné de vibrer ensemble et nous essayons de transmettre cette chose-là au Conservatoire. »
ResMusica : L'importance donnée aux pratiques orchestrales au CNSMDP aurait-elle pour origine votre passé de percussionniste ?
Bruno Mantovani : Elle a surtout pour origine mon présent de musicien qui dirige et compose pour des orchestres dans le monde entier et à qui il arrive de penser que la pratique orchestrale est parfois mal vécue par les musiciens français. Le fait de mettre du liant dans les pratiques collectives était d'ailleurs la raison principale pour laquelle je suis devenu directeur du Conservatoire. D'ailleurs il n'y a pas que l'orchestre, car l'importance est aussi donnée à la musique de chambre. Il suffit de voir l'émergence de quatuors à cordes issus du Conservatoire ces dernières années, comme les quatuors Akilone ou Arod qui ont des débuts de carrière exemplaires. La présence régulière du Quatuor Ebène pour des masterclasses participe de cet élan. Le fait de jouer ensemble dans un pays aussi individualiste que la France n'est pas un geste très naturel. Du reste, le système français est un petit peu défaillant de ce côté là. En effet, ce jeu collectif arrive tard dans la formation du musicien et nous devrions au contraire apprendre à jouer ensemble très tôt. D'ordinaire, on peut avoir l'impression que pour être un bon musicien il faut d'abord travailler seul et pouvoir jouer plus vite et plus fort que le camarade. Ici, au Conservatoire de Paris, nous sommes donc dans une forme de chirurgie réparatrice.
Nous tenons également à ce que les programmes travaillés par les élèves aient un intérêt pédagogique. Il y a par exemple de très grandes œuvres qui se trouvent être moins intéressantes à jouer pour faire progresser un orchestre. Nous faisons donc travailler aux étudiants des œuvres posant des problèmes techniques de collectivité. En France, nous n'avons pas ce sens inné de vibrer ensemble et nous essayons de transmettre cette chose-là au Conservatoire. C'est aussi quelque chose que nous faisons par pur plaisir : c'est si beau un orchestre où tout le monde respire en même temps.
Mais pour revenir à votre question, vous avez raison, il est vrai que j'ai un passé de percussionniste. Même si j'étais assez jeune, je me souviens avoir eu un grand plaisir à jouer en orchestre. Lorsque l'on joue des timbales on éprouve le sentiment merveilleux d'être plus important que le chef !
« C'est si beau un orchestre où tout le monde respire en même temps. »
RM : L'accent a été mis également depuis quelques années sur la musique d'aujourd'hui, notamment avec la création du Diplôme d'Artiste Interprète (DAI) interprétation de la musique contemporaine…
BM : Tout d'abord, le Conservatoire a toujours été une école moderne, de création et d'avenir. Durant tout le XIXe siècle, plusieurs compositeurs ont aussi été directeurs de cette institution. Ce qui est vraiment important, c'est que les jeunes étudiants compositeurs trouvent des interprètes qui défendent leurs musiques de la manière la plus engagée qui soit et qui puissent comprendre et acquérir des réflexes capitaux pour jouer cette musique de notre temps.
La création du DAI contemporain me semblait une évidence. Au XIXe siècle, les compositeurs du Conservatoire apprenaient à écrire des opéras pour l'Opéra de Paris, à destination des instrumentistes qui étaient déjà leurs condisciples lors de leurs études. C'était une merveilleuse tradition, et je pensais qu'il fallait la remettre en valeur en cette période où les langages sont les plus diversifiés. A l'époque de mon prédécesseur Auber (directeur du Conservatoire de Paris de 1842 à 1871 – ndlr), les compositeurs avaient des langages relativement proches. Aujourd'hui, il existe entre un bruitiste, un répétitif, un électroacousticien, un post-sériel ou un post-spectral, une palette esthétique beaucoup plus large qu'à l'époque. Et cela nécessite une plus grande polyvalence de la part des interprètes. C'était cela l'idée du DAI contemporain : se familiariser avec le plus de répertoires possibles, tout en travaillant la pratique d'ensemble. Nous avons récemment fait deux concerts au festival Messiaen à la Meije sous ma direction. C'était merveilleux de voir la réaction, notamment de Tristan Murail dont nous jouions les œuvres. Pour vous dire, un élève est même venu le voir en lui indiquant des fautes d'altérations que Murail lui-même avait omises dans l'édition de ses œuvres ! C'est dire l'excellence de nos étudiants.
RM : Toujours à propos de musique contemporaine, on voit depuis quelques temps arriver au CNSMDP un certain nombre d'enseignants particulièrement impliqués dans la création, que ce soit Gilles Durot en percussions, Nicolas Crosse en contrebasse, ou Giani Casseroto assistant de la classe de guitare. Y avait-il une volonté d'aller vers cette direction ?
BM : Non pas du tout. Toutefois, il serait rédhibitoire en commission de recrutement d'entendre de la part d'un candidat à la fonction de professeur que la musique après 1945 ne l‘intéresse pas. Il ne faut toutefois pas tomber dans l'excès inverse, en engageant un professeur dont le seul intérêt serait la musique après 1945. Ce que je cherche, ce sont des enseignants qui puissent révéler aux élèves ce qu'ils sont eux-mêmes, et cela dans un éventail esthétique le plus large possible. Par exemple en ce qui concerne Nicolas Crosse (également soliste à l'Ensemble Intercontemporain – ndlr), lors du concours de recrutement, il a donné un cours magnifique sur des traits d'orchestre des symphonies de Beethoven et c'est aussi car il enseignait bien cela que nous l'avons engagé. Il ne s'agit pas de dire que le Conservatoire de Paris est un endroit où l'on ne fait que de la musique contemporaine, cela me serait reproché et ce serait normal.
« Ce que je cherche, ce sont des enseignants qui puissent révéler aux élèves ce qu'ils sont eux-mêmes, et cela dans un éventail esthétique le plus large possible.«
RM : Le CNSM s'est ouvert récemment à des champs extra-musicaux, avec notamment la création d'un parcours en management en partenariat avec l'Université Paris-Dauphine. En quoi consiste ce parcours, et quelles en sont les visées sur le terrain ?
BM : Les visées sont simples : dans le jeu de chaises musicales à la tête des institutions, festivals ou orchestres, on se rend vite compte que le renouvellement n'est pas aisé et qu'il existe un réservoir de patrons qui pratiquent un jeu de chaises musicales. Mais les musiciens, peut-être par individualisme, ne s'engagent pas forcément pour la chose collective institutionnelle. Pour vous donner un exemple, lorsque j'ai été nommé à la tête du Conservatoire, beaucoup de musiciens me l'ont reproché en me traitant « d'apparatchik » ou « d'homme de pouvoir ». Très peu de musiciens qui font de véritables carrières internationales s'engagent au service d'une institution. Ici, au CNSMDP ,nous avons beaucoup de musicologues très doués qui pourraient sans problème assurer ces métiers de programmation ou d'animation, mais qui ne rassurent pas les collectivités publiques parce qu'ils n'ont pas de culture administrative. J'aurais donc le souhait que nos musicologues soient aussi formés au management, aux règles budgétaires ou aux règles d'organisation, afin qu'un jour nous ayons une génération de musiciens/musicologues qui prennent le pouvoir dans les institutions musicales de ce pays.
RM : La médiation et la rencontre vers des publics peu habitués aux concerts « classiques » est également un axe développé au Conservatoire…
BM : Nous sommes une maison élitiste et nous le revendiquons. Il est très difficile de rentrer au Conservatoire de Paris et ce que nous y faisons est de travailler les répertoires les plus exigeants. Mais si nous nous contentons d'être satisfaits par notre propre excellence, nous nous coupons d'un plaisir qui est celui du partage. Il y a une dizaine d'années, le CNSM était un endroit où l'on faisait un peu les choses « pour soi ». J'ai pu voir dans ces murs de très beaux concerts avec seulement trois ou quatre personnes dans la salle. Le travail de communication a donc largement porté ses fruits, et nous avons plus que triplé la fréquentation des lieux, de dix-mille à trente-mille spectateurs par an. Bien sûr, nous avons envie que le plus grand nombre puisse profiter de la beauté de ce que nous pouvons offrir ici.
La musique est un art abstrait, et parfois intimidant : si l'on pense à la rentrée littéraire, on peut voir des affiches dans le métro, et il n'est pas très difficile de se procurer les ouvrages concernés. Lorsque l'on n'est pas musicien, il y a de manière générale le besoin d'un effort de médiation. Une médiation qui est un plaisir pour nous, car nous aimons partager un projet, une envie, un désir avec le public. Progressivement, je me suis aussi dit qu'il était merveilleux de pouvoir offrir cette musique « classique » à des gens qui n'en ont pas un accès aisé et naturel. De cet état de faits, nous avons commencé à nous diriger vers des territoires qui n'étaient pas ceux du concert habituel (comme les hôpitaux ou les EHPAD), mais aussi à faire venir au Conservatoire des publics dits « empêchés », soit pour des raisons médicales (notamment par certains handicaps) soit pour des raisons économiques et sociales (par exemple les migrants). Si la culture est un élément fédérateur, elle doit pouvoir rassembler le plus grand nombre. Dans cette maison, la diversité n'a pas besoin de nous être imposée, car nous la pratiquons tous les jours. Cette diversité se trouve également dans l'origine sociale des élèves : nous ne sommes pas une école de petits bourgeois, loin de là. Nous tenons beaucoup à casser une image élitiste sur le plan social, même si nous assumons totalement une image d'élite sur le plan artistique.
« Nous tenons beaucoup à casser une image élitiste sur le plan social, même si nous assumons totalement une image d'élite sur le plan artistique. »
RM : A propos de la diffusion auprès de nouveaux publics, l'outil numérique est capital pour le CNSMDP. Par exemple au travers de son site et de sa large base de données, ou bien dans les diffusions de concerts comme de cours publics. Comment se sont justement mis en place ces cours publics, et plus largement quel rapport entretient le Conservatoire de Paris au numérique ?
BM : Le principe des cours publics est très simple. Si je montre notre orchestre jouant une symphonie de Beethoven cela peut être très beau, mais cela peut aussi être vu ailleurs. Comme notre maison est dédiée à l'enseignement et pas à la production, il me semble essentiel que l'on puisse assister à ce qui fait l'essence même du Conservatoire : la transmission. C'est pour cela que huit à dix fois par an, nous demandons à un professeur de ne pas faire cours dans sa salle, mais de faire un cours traditionnel devant du public. Cela permet aux personnes présentes de comprendre ce que nous faisons ici, de saisir l'importance et l'intérêt de la transmission telle qu'elle est pratiquée au Conservatoire. Toujours au niveau du partage, il nous a semblé que, internet étant désormais un média incontournable, il fallait que le plus de choses soient en ligne à la disposition du public. Dans un premier temps gratuitement, même si je ne vous cache pas que nous avons des projets d'édition numérique payante pour certains contenus. Il est en tous cas évident que nous avons mené un important effort de diffusion, et que partant du principe que nous diffusons nos concerts, nos ballets ou nos opéras, il nous paraissait naturel de diffuser aussi nos cours publics qui sont l'essence même de ce que nous faisons ici. Lorsque l'on vient étudier au Conservatoire, c'est principalement pour suivre un enseignement avec tel ou tel professeur, et il est normal que les enseignants soient valorisés. Vous pouvez également trouver sur le site du Conservatoire des petites vidéos où les professeurs parlent de leur métier durant deux ou trois minutes. Il est important que les enseignants puissent se présenter et montrer ce qu'est pour eux la valeur « transmission ».
RM : Pour conclure, pouvez-vous évoquer les temps forts de cette nouvelle saison au CNSMDP, et notamment la production lyrique de l'année qu'est le Giulio Caesare de Haendel ?
BM : C'est la production phare de l'année qui réunit à la fois chanteurs, instrumentistes, chefs de chant, etc. Toutefois, le choix d'un opéra est parfois lié pour nous à des considérations pratiques de casting, du fait que nous ne possédons pas de chœur, et que nous souhaitons varier le répertoire : nous avons récemment monté un opéra de Betsy Jolas, une reprise du Reigen de Philippe Boesmans, ou bien Le Voyage à Reims de Rossini. Il y aura d'autres projets importants cette année, comme des rencontres avec des écoles comparables à l'étranger. Nous serons liés par exemple au Royal College de Manchester avec lequel nous participerons aux célébrations marquant l'anniversaire de la fin de la Première Guerre Mondiale. Nous avons aussi nos rendez-vous fidèles que sont le concert avec l'Ensemble Intercontemporain – cette année autour de Coro de Luciano Berio -, les concerts du DAI, les ballets, ou les concerts de la classe de direction d'orchestre. Il y a donc à la fois une fidélité à certains rendez-vous et quelques nouveautés. Nous ne sommes pas une structure de production, nous sommes une école, pourtant lorsque je regarde la saison du Conservatoire, je me dis que cette programmation n'est pas si mal !