Véronique Gens, un besoin de renouveau pour sortir des étiquettes
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Véronique Gens ouvre la saison de l'Opéra de Paris en assurant le rôle d'Hanna Glawari dans La Veuve Joyeuse de Franz Lehár. Même si la soprano a déjà abordé cette héroïne dans une version française à Lyon en 2006, il n'est pas si évident d'imaginer la tragédienne dans cet univers d'opérette. Et pourtant ! En 2018, ce sera sous les traits de la Castafiore que nous la retrouverons. L'artiste ne veut pas entendre parler de spécialisation « baroque », « mozartienne » ou « musique romantique française ». Inédit, prise de risque, envie d'autre chose : Véronique Gens est aujourd'hui au début d'une nouvelle étape de sa carrière.
ResMusica : Votre dernier enregistrement, Visions, fait la part belle à l'opéra romantique français. Vous faites également beaucoup de mélodies françaises et de nombreuses renaissances lyriques françaises avec le Palazzetto Bru Zane. Est-ce que tous ces projets correspondent à une revendication identitaire ou est-ce un épanouissement artistique personnel lié aux spécificités de cette musique, à la langue française chantée ?
Véronique Gens : Ce n'est pas vraiment un choix délibéré. Il se trouve que je suis dans une période de ma vie où l'on me propose beaucoup ce genre de musique mais aussi où je me sens prête vocalement à assumer ce genre de répertoire. Mais je ne veux pas me spécialiser dans cette musique même si j'adore ça. J'ai l'impression que les gens veulent absolument me dire que je me spécialise : non ! J'ai fait beaucoup de musique baroque, j'ai fait beaucoup Mozart, il se trouve que maintenant je fais beaucoup cette musique-là mais dans cinq ans, peut-être que je ferais autre chose, je n'en sais rien. J'adore cette musique et en tant que Française, ce serait dommage de m'en priver !
Cette musique vient directement à moi, il n'y a pas de calculs. Je ne me pose pas la question de savoir : « est-ce qu'il faut que je fasse ceci ? Est-ce qu'il faut que je fasse cela ? » C'est exactement comme quand je faisais de la musique baroque : cela me semblait complètement naturel. C'est amusant parce qu'aujourd'hui, je me retrouve dans la même démarche que celle que je menais avec le Centre de Musique Baroque de Versailles à l'époque. Il y a 20 ans, on sortait de la musique qui n'avait été ni chantée, ni jouée, depuis très longtemps. Je vis aujourd'hui exactement la même chose avec le Palazzetto qui ressort de la musique qui n'a pas été chantée depuis le XIXe siècle. Je trouve cela passionnant et extraordinaire de chanter des partitions que personne ne connaît. Chercher des anecdotes en lien avec la création de l'œuvre, les caractéristiques des interprètes qui ont porté ces rôles à cette époque, le contexte historique et artistique des ouvrages… Je trouve cela amusant ! J'adore faire des découvertes, sortir des habitudes avec des musiques inédites. Au Conservatoire supérieur de Paris qui était à la rue de Madrid à l'époque, j'étais « la petite baroqueuse » alors que je faisais déjà des tournées internationales avec Les Arts florissants. Même si j'ai souffert de cette image souvent condescendante, je sais d'où je viens et cette orientation au début de ma carrière m'a aussi permis d'évoluer avec des gens curieux, des gens qui ont envie d'essayer, de chercher… C'est un bel héritage dont je suis très fière et que j'essaye de garder en tête pour mes choix de carrière. Après ces quinze dernières années où j'ai chanté un peu les mêmes Mozart – je ne regrette pas du tout d'ailleurs ! J'ai chanté dans des endroits fabuleux avec des gens formidables -, mais c'est vrai que je souhaiterais faire autre chose. Je sens que ma voix est prête, elle est là, elle a envie, moi j'ai envie.
Il y a vraiment un gros travail à faire en France avec la musique française : il faut que les gens arrêtent d'avoir peur de cette musique. Ils doivent comprendre que cette musique peut les toucher, qu'elle n'est pas si élitiste comme on aimerait bien le leur faire croire. L'approche est totalement différente à l'étranger. Par exemple, les Japonais apprécient beaucoup ce répertoire. Durant mes récitals, pendant que je chante, je peux lire chaque mot sur leurs lèvres. Ils connaissent tout par cœur, c'est dingue !
« Le monde du baroque m'a permis d'évoluer avec des gens curieux, des gens qui ont envie d'essayer, de chercher… C'est un bel héritage dont je suis très fière et que j'essaye de garder en tête pour mes choix de carrière. »
RM : Vous évoquez les étiquettes qui collent à votre image – on peut parler d'une étiquette « baroque » durant les dix premières années de votre carrière puis d'une étiquette « mozartienne » – mais c'est vrai que dans le monde lyrique, cela est rassurant pour beaucoup, professionnels du secteur ou simples spectateurs. On comprend que pour vous, tout cela n'est en vérité qu'un concours de circonstances. Mais en tant que chanteuse, comment arrive-t-on de soi-même à sortir des sentiers battus qui sont plus ou moins imposés par la profession ?
VG : Quand j'ai été étiquetée « baroque » il a été très difficile de m'extraire de cette image par la suite. J'ai commencé à chanter très jeune. Les gens m'ont vu grandir à travers ce répertoire et c'est vrai qu'en France, on a eu du mal à passer à autre chose. Alors qu'à l'étranger, on ne m'a pas connu forcément avec ce passé, ce qui m'a donné d'autres possibilités. Le changement d'image commence à venir, c'est lent, c'est très lent. Il a fallu prouver aux gens que j'étais capable de faire autre chose : je me suis bagarrée avec les agents, avec les directeurs de théâtre. Aujourd'hui, je n'ai pas envie que l'on m'étiquette « romantique français. » Il se trouve que ça me va très bien, que c'est une musique où la tessiture est toujours très confortable. Je ne suis pas un vrai soprano, je ne suis pas un vrai mezzo, je suis quelque chose entre les deux et cette musique est parfaite pour moi. Ma voix a atteint une certaine maturité, ce qui me donne envie de changer de répertoire. Le hasard fait bien les choses et tout cela arrive juste au bon moment. Je n'ai plus l'âge de chanter les jeunes premières de Mozart et il y a d'autres chanteuses qui vont le faire à ma place, c'est normal. Mais j'ai envie d'aller vers d'autres choses, de chanter dans Les Contes d'Hoffmann, dans Werther ou le rôle de La Maréchale… D'orienter mon répertoire vers des choses plus matures vocalement parlant parce que je sens que j'ai besoin de cela en ce moment. Je pense que ce sera ma quatrième grande « phase », si je peux couper les choses de cette manière. J'ai eu ma période baroque, ma période mozartienne, ma période classique, et maintenant j'ai envie de passer à autre chose. C'est peut-être une question de maturité. Il faut faire confiance en son instinct, j'ai toujours fait ça.
RM : Vous êtes programmée en début de saison à l'Opéra de Paris dans La Veuve Joyeuse pour interpréter le rôle-titre. Quel est votre lien avec le personnage d'Hanna Glawari ? Est-ce la première fois que vous allez l'interpréter ?
VG : Je l'ai déjà chanté mais en français à l'Opéra de Lyon il y a quelques années dans une mise en scène de Macha Makeïeff. C'est vrai que c'est un rôle dans lequel je me suis sentie bien et puis on m'appelle assez peu pour des choses légères ! Quoique la Veuve Joyeuse reste quand même une femme blessée… Et puis c'est une belle distribution qui est proposée aux spectateurs parisiens. Je suis ravie de faire partie de cette aventure. Pour moi, la nouveauté sera de chanter en allemand, une langue que je pratique assez rarement. Et avec des dialogues en allemand aussi ! C'est vrai que j'avais chanté Der Freischütz à Berlin, mais quand même.
J'aime beaucoup ce personnage. Elle est attachante tout autant que touchante cette pauvre Hanna Glawari… Elle n'est pas idiote, elle se rend bien compte que tout le monde lui tourne autour pour ses millions. Elle a quelque chose d'un peu mélancolique. Elle est douce et en même temps elle a envie de s'amuser… Elle s'ennuie… C'est tout un mélange de choses qui font que oui, il me tarde !
RM : Cet univers de l'opérette, vous allez le retrouver en juin avec le personnage de la Castafiore c'est étonnant !
VG : Ah oui ! Pour le coup, ce Faust, ce sera quelque chose de totalement inédit et très nouveau pour moi et j'avoue que sans la force de persuasion d'Alexandre Dratwicki, je n'aurais jamais accepté ce projet. Moi, chanter l'air des bijoux dans la peau de Marguerite de Gounod ? Honnêtement, je n'y avais jamais pensé de toute ma vie… Mais bon, dans la version originale et ses textes parlés, avec des tonalités un tout petit peu différentes, avec Christophe Rousset qui dirige, avec les Talents lyriques et leurs instruments un peu spéciaux…Ce sera un contexte tellement particulier ! Ce projet m'intéresse parce qu'il se concrétise dans ce contexte-là, avec des gens que j'aime, qui me connaissent et surtout des découvreurs : je pense que Christophe Rousset n'aurait jamais un jour imaginé diriger Faust !
RM : Vous aimez les prises de risque apparemment ! Est-ce que dans votre carrière, vous avez regretté un jour d'avoir dit « oui » ? Parce que ce n'était pas le moment, parce que le projet initial ne correspondait plus au projet final…
VG : Non, je ne crois pas. Je crois que c'est bien d'essayer. C'est seulement quand on est sur scène qu'on sait vraiment si cela nous convient ou pas ; le test est réellement la barrière du public. C'est vrai qu'il y a des choses où je me suis sentie moins bien que d'autres mais je ne regrette pas de les avoir faites. Par contre, il y a des rôles où je me suis sentie bien que l'on ne m'a jamais reproposé, ce que je regrette un peu. Quand j'ai essayé cette Eva dans Die Meistersinger von Nürnberg de Wagner en 2009 au Liceu, c'était vraiment génial mais l'occasion ne s'est plus représentée ensuite. Je n'ai jamais chanté Mélisande en France alors que je l'ai beaucoup chanté beaucoup à l'étranger… Je suis un peu déçue de cela…
J'aime bien aussi les rôles de travestis que l'on me propose très peu jusqu'à maintenant. Il est vrai que j'ai chanté pas mal de Chérubin au début de ma carrière et Idamante dans Idomeneo, re di Creta. Ce sont des choses que j'aurais aimé refaire. J'aurais aimé aussi chanter le chevalier du Rosenkavalier. C'est vrai que je suis facile à transformer en homme mais les gens ne me voient pas forcément dans ce genre de personnage. Tant pis !
« Je trouve que c'est une grosse responsabilité de chanter un rôle d'opéra. »
RM : Vous avez révélé être traqueuse, et cela tout au long de vos prestations. N'est-ce pas une barrière pour éprouver du plaisir sur scène ?
VG : Ah, c'est pénible… Et plus ça va, plus je suis traqueuse ! Je trouve que c'est une grosse responsabilité de chanter un rôle d'opéra et je n'ai pas envie de le faire par-dessus la jambe. Hors de question de décevoir les gens ! Quand je chante Iphigénie ou quand je chante Alceste, oui, j'ai le trac parce que je souhaite faire ressentir au public un maximum d'émotions. Ce sont des rôles tellement lourds, tellement dramatiques, tellement chargés… Mais il y a toujours cette distance de sécurité à respecter parce je ne dois pas complètement devenir Alceste non plus, sinon je suis en larmes du début jusqu'à la fin. Madame Lidoine, Alceste, Iphigénie, ce sont des personnages que l'on porte à l'intérieur. Ce n'est pas parce qu'on ferme la porte de la loge qu'allez, hop, on passe à autre chose… Après la représentation, j'y réfléchis, j'y pense… Je mets beaucoup de temps à ressortir du personnage. Ce n'est peut-être pas bien de s'imprégner autant d'un personnage, je n'en sais rien, mais c'est comme cela que je fonctionne.
On met du temps à comprendre comment on fonctionne en tant qu'artiste avant, pendant et après le spectacle. Maintenant je sais que je suis une grande traqueuse. Cela doit être dans mon tempérament, je suis quelqu'un d'assez angoissé. Je ne suis pas tout le temps en pleine tragédie je vous rassure, c'est pourtant un peu cela l'image que l'on veut me donner. En vérité, je suis quelqu'un de gai, de jovial, d'optimiste mais il y a ce trac qui est là, tout le temps. C'est peut-être aussi cela qui génère de l'énergie, qui me donne envie d'avancer, qui m'aide à me surpasser. C'est comme ça que je fonctionne.
RM : Ce trac est certainement lié à une remise en question permanente qui nous semble essentielle pour un artiste. Mais à l'inverse, qu'est-ce qui vous rassure ?
VG : Il n'y a pas grand-chose qui me rassure effectivement. Par exemple, j'ai du mal à recevoir des compliments. Évidemment, cela me fait plaisir mais je me dis qu'ils me disent cela pour être gentils… J'ai aussi du mal à écouter mes disques. Ce n'est pas bien, je devrais… Un disque, pour moi, c'est une épreuve difficile parce que j'ai du mal à être objective : j'ai l'impression que tout est mauvais ! Ce n'est pas de la fausse modestie, croyez-moi, je suis sincère quand je vous dis cela. Je trouve toujours que je pourrais faire mieux, c'est dans mon tempérament. Quelquefois c'est peut-être un avantage, une qualité, mais ça peut-être aussi un défaut parce que ça me gâche un peu la vie et un peu de mon plaisir.
RM : Artiste accomplie, quel regard portez-vous sur la jeune génération de chanteurs et quel conseil leur donneriez-vous ?
VG : Je les admire beaucoup tous ces jeunes artistes parce que quand j'ai débuté, c'était beaucoup moins difficile. Le marché était beaucoup moins ouvert et il n'y avait pas tous ces excellents chanteurs venus de l'Est. Maintenant, la concurrence est terrible. Pour ma part, j'étais dans mon petit univers baroque qui était un milieu très fermé avec très peu de gens et où il se passait beaucoup de choses. On était très peu de chanteurs et du coup, on avait toujours des contrats.
Lorsque je les rencontre à l'occasion de Masterclass ou en cours privés, je leur dis qu'il faut beaucoup de travail et beaucoup de courage pour percer. Et puis, quelquefois, cela se joue aussi sur des opportunités. J'ai eu la chance de rencontrer des gens comme William Christie ou Jean-Claude Malgoire. Je suis arrivée au bon moment, j'ai eu beaucoup de chance, je le dis toujours. Les gens me disent : « mais non ! » Si, si, j'en suis absolument persuadée. Durant ma période aux Arts Florissants, il y avait William Christie qui dirigeait, il y avait Christophe Rousset dans l'orchestre, il y avait Marc Minkowski, il y avait Hervé Niquet qui chantait dans les chœurs, il y avait Emmanuelle Haïm qui faisait le continuo… C'était un concours de circonstances incroyable.
Mais attention, je crois aussi qu'il faut savoir prendre son temps. Le début d'une carrière annoncée comme prometteuse par la profession et le public, c'est forcément grisant pour un jeune artiste. Cela fait pas mal d'années que je chante maintenant, et j'en ai vu tellement des étoiles filantes qui ont disparu de la circulation alors qu'elles avaient des voix sublimes… C'est triste. Vous savez, nous n'avons pas besoin de chanter dix heures par jour. Il y a des jours entiers, des semaines entières où je ne chante pas. Je réfléchis, et le seul fait d'y penser, cela se met en place tout seul. Il faut faire confiance à sa voix mais surtout à son instinct. C'est ce que j'ai toujours fait.