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Bayreuth. 2-VIII-2017. Richard Wagner (1813-1883) : Tristan et Isolde, action en trois actes, sur un livret du compositeur. Mise en scène : Katharina Wagner. Décor: Frank Philipp Schlössmann, Matthias Lippert. Costumes : Thomas Kaiser. Lumières : Reinhard Traub ; Avec : Stephen Gould, Tristan ; René Pape, Roi Marke ; Petra Lang, Isolde ; Iain Paterson, Kurwenal ; Raimund Nolte, Melot ; Christa Mayer, Brangäne ; Tansel Akzeybek, un Berger, un Jeune matelot ; Kay Stiefermann, un Pilote. Choeur (chef de choeur : Eberhard Friedrich) et Orchestre du Festival de Bayreuth, direction : Christian Thielemann.
An III pour le Nô wagnérien revu et corrigé par la très originale vision de Katharina Wagner. Une Isolde vindicative, un Tristan de première classe et un Marke bien noir disent la triste histoire du triangle amoureux selon Wagner.
Tristan et Isolde sans philtre. C'est l'intérêt principal de cette production créée en 2015 et éditée en DVD (DG) : Katharina Wagner, au plus près du livret, a bien lu que ces deux-là s'aiment depuis le premier jour. Le philtre tendu par Brangäne n'est qu'un artifice révélateur au grand jour de ce qui a été tu. A Bayreuth, on va donc plus loin : Tristan et Isolde, juste avant le grisant duo conclusif de l'Acte I, après s'être longuement refilé le philtre comme une patate chaude, finissent par le renverser, décidant de faire fi des contraintes de l'univers courtois, et de laisser libre cours au flux passionnel échappé du ras-bord du secret. Le « bateau » du I est transformé, via un enchevêtrement d'escaliers, en une sorte d'obscure prison mentale. Y errent les deux héros, régulièrement empêchés par des portiques qui claquent ou des volées de marches qui se dérobent. L'idée est belle mais sa réalisation n'est pas sans générer un certain ennui tant une lumière peu inventive sous-emploie ce bel espace à la Piranèse, du coup sans vie ni profondeur. Un simple éblouissement frontal sur les dernières mesures annoncera que Marke sait tout : c'est peu.
Heureusement l'Acte II, très réussi, est autrement captivant. Au lieu de se retrouver au jardin, les deux amants (puis leurs complices) sont jetés dans un cul de basse-fosse high tech par les sbires de Marke. Les héros de Wagner disent rechercher la nuit : ils vont être servis. Le noir profond des hautes murailles de l'endroit révèle peu à peu d'étranges outils de torture. Tristan et Isolde vont passer une partie de l'Acte à échapper aux poursuites (dans tous les sens du mot) de projecteurs braqués sur eux par les sbires de Marke postés sur le chemin de ronde qui domine cette prison glaciale. Il va sans dire que, dans un tel environnement, les « Das Licht » et autres « O dieses Licht » de Tristan prennent un sens maximum. Afin d'échapper à l'inquisition des regards, les amants se construiront, dans un recoin, une sorte de tente de fortune, au faîte constellé d'étoiles. « O sink hernieder »…Très beau moment alors, que celui qui permet au décor en entonnoir de leur faire chanter, vraiment seuls au monde, leur hypnotique duo dos au public (auquel ils veulent aussi échapper ?) pendant que des silhouettes luminescentes projettent leurs répliques karmiques marchant vers eux en se rapetissant jusqu'à l'enfance dans un très prenant effet poétique. La machine à broyer de Marke se met alors en branle, notamment une sorte de « hangar à vélos » posé au sol qui, en se verticalisant, se transforme lentement en vierge de fer. Pas démontés le moins du monde, les deux amants l'utilisent alors pour s'y ouvrir les veines ou s'y pendre. Avant d'en être empêché par Marke qui a prévu pis encore.
Après cet exposé de terreur froide, on retombe d'assez haut avec un troisième Acte qui reprend l'idée qu'avait eue Olivier Py à Genève de faire apparaître les visions de Tristan agonisant. Hélas les moyens mis en œuvre par Katharina Wagner sont tout autres : passé un bon quart d'heure à veiller le cadavre du héros disposé dans un petit coin de la scène éclairée par une poignée de lumignons acquis dans la première zone commerciale venue, on n'aura droit, lovée dans des triangles phosphorescents, qu'à des apparitions fantomatiques d'Isolde chutant dans le vide ou se défaisant sous les doigts. On s'interroge même quant à une éventuelle défaillance technique lors de l'apparition, au milieu de la réunion attendue de tous les petits triangles, du seul sommet d'un immense triangle dont on ne saura rien de plus que l'incomplétude masquée derrière un tulle lointain… Les horribles costumes jaune moutarde du monde de Marke en charge d'exprimer la corruption du jaune, (couleur la plus proche de la lumière, lorsqu'il est, d'après Goethe, « transmis à des surfaces non pures et communes »), le catafalque médicalisé sur une scène totalement vidée du peu qu'elle contenait, actionné de surcroît d'un clac! sordide, sont éprouvants en terme esthétique. On sauvera cependant la conclusion : alors qu'elle est parvenue à nous faire croire un instant que la Liebestod allait ranimer un Tristan déjà mort, Katharina Wagner enfonce le clou désenchanté de sa conception en faisant revenir un Marke plus odieux que jamais. On le voit pour finir séparer froidement Isolde de Tristan puis s'emparer brutalement de la jeune femme, bien décidé à la conduire vers un avenir conjugal qu'on devine évidemment des plus riants…
Petra Lang, chanteuse toujours passionnante, investit Isolde pour la deuxième année avec la même envie d'en découdre que sa formidable Ortrude ici-même ou sa Brünnhilde genevoise. Si ses aigus du II se voient quelque peu arrachés à une technique vocale volontariste, l'intelligence de sa Liebestod, commencée dans le murmure, est un grand moment. Malgré le prosaïsme scénique environnant, la chanteuse nous fait vraiment croire à la résurrection possible de Tristan. Stephen Gould est, de bout en bout, un amant magnifique. Le timbre est élégant, l'héroïsme discret, la fatigue insoupçonnable. La Brangäne de Christa Mayer transcende peu à peu un premier acte incertain (mais quel âge a cette voix ?) ainsi que l'ordinaire d'une mode vestimentaire qui n'aura finalement épargné que les rôles-titres. Iain Paterson est un Kurwenal diseur, n'en rajoutant jamais dans le pathos. Le baryton ample et stylé de Raimund Nolte parvient, comme à Paris avec Sellars, à faire de son trouble Mélot un personnage très présent. Il en va de même pour les séduisants Tansel Akzeybek et Kay Stiefermann. Si René Pape est vocalement tout à fait à sa place dans le rôle, sa prestation scénique quelque peu détachée donne à pense que Katharina Wagner y a perdu en le substituant au Marke plus glacial de Georg Zeppenfeld. Elle y a en revanche gagné avec la direction superlative de Christian Thielemann, le directeur artistique du Festival semblant transformer en or massif toutes les partitions du Maître, entraînant chœur et orchestre dans le torrent de feu d'une direction au plus haut de la réputation du lieu.
« Le mariage, c'est l'ennui ; la passion, c'est la folie. » La démonstration scénique de cette assertion stendhalienne, mise si génialement en musique par son aïeul, pour touchante qu'elle soit, aurait mérité de la part de Katharina Wagner, surtout dans les ombres portées du Ring de Castorf et des Meistersinger de Kosky donnés cette année, des moyens à la hauteur d'une traduction plastique aux reliefs moins accidentés.
Crédits photographiques: © E. Nawrath
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