Andreï Boreïko, dynamique défenseur du répertoire rare et contemporain
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À la tête de l'Orchestre National de Belgique depuis 2012, le chef russe Andreï Boreïko s'est entretenu avec nous pour décrire la situation musicale bruxelloise, mouvementée ces dernières années à cause des baisses de budgets, nous livrer ses idées pour l'avenir de la musique et l'importance de la création contemporaine, et partager sa fascination pour le compositeur Valentin Silvestrov.
« J'étais entre l'envie de créer de la dynamique, et le besoin de rester conservateur. »
ResMusica : Vous êtes à la tête de l'Orchestre National de Belgique depuis maintenant cinq années, formation dont l'avenir était devenu incertain depuis environ trois ans. Où en est la situation aujourd'hui?
Andreï Boreïko : L'Orchestre National de Belgique a en effet eu des temps difficiles car un an et demi après mon arrivée, il a été question de fusionner l'ensemble avec celui de La Monnaie. Les musiciens sont donc devenus très nerveux et une forte tension est apparue dans leurs rangs, ce qui forcément n'était pas la meilleure atmosphère pour travailler normalement.
Un an plus tard, et après de nouvelles élections nationales dans le pays, on nous a informé que la décision de fusionner les orchestres était actée : nous avions perdu le combat. J'avais alors à faire des choix, à savoir s'il était intéressant de prolonger ou non mon contrat, sachant que cela devait me repositionner sur un répertoire très traditionnel, ce qui ne m'intéressait pas. Finalement, les musiciens et la direction m'ont proposé de rester, ce que j'ai fait.
Très récemment, nous avons reçu d'excellentes nouvelles et si la fusion se fait, cela s'opérera plus tard. Nous avons donc encore quelques années devant nous et après cinq ans et une situation un peu moins tendue, je peux déjà regarder en arrière en me disant que nous avons réalisé de très bons concerts. Peu importe tous les problèmes rencontrés, l'important est qu'aujourd'hui nous avons un orchestre qui, s'il a suffisamment de temps pour préparer et est en alchimie avec le chef, peut jouer à un très haut niveau.
RM : Quelles ont été vos solutions musicales par rapport au contexte politique et au passé de l'orchestre?
AB : Dès le début, j'ai voulu changer la politique programmatique de l'orchestre pour l'ouvrir vers la musique moderne et contemporaine et jouer beaucoup plus de pièces inconnues pour tout simplement rendre cet ensemble moins conservateur. Pendant des décennies, il était basé sur un public qui n'écoutait que le répertoire très classique ; il a donc fallu travailler, aller chercher un autre public et prendre un risque de perdre celui habituel pour quelques saisons, avant d'en retrouver un autre. A cela, il fallait ajouter la situation évoquée précédemment et un ministère qui demandait toujours plus de résultats et d'argent. J'étais entre l'envie de créer de la dynamique, et le besoin de rester conservateur.
Malgré tout, mes premières saisons ont recherché surtout l'innovation, quitte à être controversées. Par exemple, même quand je jouais Schubert, je dirigeais la version recomposée d'une de ces symphonies, qui ne ressemblait plus tout à fait à Schubert, mais me semblait toujours intéressante. Contrairement à nos craintes, nous avons été suivis par une partie du public et notamment un public bruxellois qui ne venait pas au concert auparavant parce qu'il n'y trouvait pas le répertoire qui l'intéressait ; ces personnes ne voulaient pas entendre Brahms et Beethoven à chaque concert et restaient donc chez elles.
« Je suis profondément convaincu que tous les interprètes ont le devoir de jouer les compositeurs vivants. »
RM : Comment considérez-vous votre cœur de répertoire ?
AB : Si j'ai le choix pour un programme, je veux vraiment diriger des compositeurs de notre temps, des artistes qui créent la musique aujourd'hui. Je suis profondément convaincu que tous les interprètes ont le devoir de jouer les compositeurs vivants, car si nous ne le faisons pas, la génération suivante fera encore moins attention aux leurs, et on appauvrira la musique.
À l'époque de Schumann ou Brahms, on ne jouait quasiment pas d'œuvres du passé. Aujourd'hui, nous vivons une période étrange où l'on essaye de mettre la musique classique sous verre et de la limiter au début du XXe. Imaginez que vous alliez dans une librairie et que vous y trouviez tout ce que vous voulez des siècles passés, mais un seul livre de la décennie : cela semblerait impossible ! Dans la musique classique ça l'est, donc je me bats pour que l'on joue plus la musique de notre temps, et je crois en cette musique que j'essaye parfois de décrypter, de comprendre, voire de traduire, mais que je veux partager et donner au public.
Pour autant, cela ne veut pas dire que je souhaite jouer seulement de la musique contemporaine, car je souhaite aussi garder au répertoire ce qui est pour moi la période musicale la plus fascinante : la première moitié du XXe siècle. C'est une période avec tellement de changements dans le monde qu'il y a un nombre d'idées novatrices vraiment impressionnant, tout particulièrement en art. Beaucoup de compositeurs de cette époque méritent à mon avis d'être redécouverts et joués beaucoup plus régulièrement : Alexandre Tansman, Sergueï Mikhaïlovitch Liapounov, Karol Szymanowski sont encore très peu programmés.
RM : Vous parlez de périodes plutôt que de styles ou de régions ?
AB : Oui, car mon approche n'est pas tant par pays que par période de temps. Lorsque j'avais 25 ans, nous avions créé un groupe de musique ancienne et je ne jouais quasiment que du répertoire de la Renaissance et du premier baroque. Puis j'ai évolué pour devenir chef symphonique, et à l'inverse, aujourd'hui, avec un orchestre classique, je ne touche pas au répertoire baroque car c'est pour moi un non-sens devant l'offre pléthorique de formations existantes qui dirigent la musique ancienne avec un style qui lui correspond. Même dans Bach que je programme tout de même parfois, je trouve que les instruments que nous utilisons sont moins adaptés.
Et puis je pense qu'un chef professionnel n'a pas toujours le luxe d'avoir des préférences en termes de répertoire. Si vous dirigez beaucoup et que vous voulez arriver à un certain niveau et avoir une bonne carrière, cela implique que vous n'avez pas juste un type de répertoire. Au tout début de ma carrière, j'essayais déjà de diriger autre chose que des œuvres russes, ou à moitié russes (avant la chute du Mur), cela malgré le fait que la culture russe est ancrée en moi.
RM : Vous avez dirigé la Septième Symphonie de Valentin Silvestrov en création française avec le Philharmonique de Radio France en janvier. Quelle est votre relation à ce compositeur ?
AB : Valentin Silvestrov est le compositeur le plus important dans ma vie depuis la fin des années 80, lorsque je l'ai rencontré et ai découvert sa musique. Dans ma vie, j'ai eu quelques musiciens plus âgés que moi qui ont eu une importance très particulière. Gidon Kremer en fait partie, particulièrement parce qu'il a toujours défendu les compositeurs vivants, ce qu'il fait encore aujourd'hui. La seconde rencontre a été le pianiste Alekseï Lioubimov, une découverte hallucinante par rapport à ce qu'il a très vite proposé, Cage, Ligeti, etc… et lui m'a parlé pour la première fois de Silvestrov autour de 1986, et m'a prêté la partition de la Symphonie n°5. Cela a été un vrai choc car je n'avais jamais pensé que quelque chose comme cela pouvait exister. Et depuis, pour moi, la musique de Silvestrov n'est pas juste une musique comme une autre, c'est presque rituel.
RM : Pour quelles raisons ?
AB : La plupart des compositeurs utilisent les harmonies, les rythmes, les couleurs. Mais pour Silvestrov, la seule chose vraiment importante est la notion du temps : il utilise et compose le temps, comme un matériel physique. J'ai cette sensation que sa musique ne va pas juste du début à la fin, mais qu'elle essaye de partir dans trois dimensions et d'ouvrir vers d'autres perspectives. Au début de sa carrière, il écrivait de la musique sérielle, par exemple sa Symphonie n°3, puis il a compris qu'il avait besoin d'aller plus loin, pas juste de copier Webern ou Boulez.
Il m'a dit un jour : « Je ne suis pas un compositeur, je suis juste un traducteur » ; j'ai beaucoup aimé cette idée, car elle ne le place pas en tant qu'artiste qui crée, mais en tant que passeur de quelque chose qu'il détient et qu'il peut retranscrire en son.
Il existe un film sur le Festival qui s'appelle Les bâtards de Webern, non pas dans le sens vulgaire du terme, mais dans le sens « enfants sans père. » Ce film traite notamment de Sofia Goubaïdoulina et Silvestrov. Après cela, j'ai compris que je devais promouvoir son œuvre et j'ai enregistré un CD en 1991 avec les Symphonies 4 & 5, puis il y a quelques années à Stuttgart j'ai eu l'occasion d'enregistrer la Sixième. J'espère pouvoir enregistrer rapidement la Septième.
RM : Justement, vous venez de la diriger avec l'Orchestre Philharmonique de Radio France. Comment était-ce pour vous de jouer cette musique avec un orchestre français ?
AB : D'abord, j'ai été très heureux qu'ils acceptent de jouer cette musique ! Ensuite, j'adore cette formation parce qu'en plus de la qualité incroyable de ses musiciens, elle a une grande expérience du répertoire contemporain. Pour eux, je n'ai pas besoin d'expliquer les parties techniques parce qu'ils savent déjà exactement comment jouer cette musique.
Et puis j'aime l'idée de jouer Silvestrov et surtout sa Symphonie n°7 à Paris, car cette musique requiert une attitude musicale typiquement française, ce qui veut dire pour moi « le culte de la beauté. » Je crois que la France a toujours donné au monde et à l'art une somme considérable de beauté. Il suffit de se balader dans les rues de Paris pour le voir. Il y a quelque chose de très français là-dedans, et je pense que la musique de Silvestrov est beaucoup plus proche de cela que de formations de pays où tout est beaucoup plus organisé, où tout va d'un point à un autre, ou vers un seul but, sans dispersion. C'est pourquoi nous avons eu un résultat vraiment intéressant avec cette formation !