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Financé par une niche fiscale, le mécénat aggrave les déséquilibres inhérents de notre monde culturel.
Qu’est-ce que le mécénat culturel ? Disons-le sans ménagement : c’est, avant tout, une niche fiscale, puisque les mécènes peuvent déduire une bonne partie du don de leur impôts (60 % pour les entreprises, 66 % pour les particuliers). Elle est plus sympathique que d’autres, sans doute, mais ce mécanisme fiscal fait peser cette libéralité affichée sur ceux qui assurent déjà la très grande majorité du financement culturel : les contribuables. Le problème du mécénat commence là : les institutions culturelles se mettent en quatre pour remercier leurs mécènes, jusqu’à l’écœurement souvent ; mais on voit bien à quel point l’idée que le mécénat pourrait se substituer aux financements publics est une illusion.
Même à l’Opéra de Paris, le mécénat ne rapporte qu’une quinzaine de millions d’euros au maximum, ou plutôt moins de six millions d’euros de bénéfice réel pour la puissance publique, pour environ 200 millions d’euros de budget et 95 millions de subvention – et il faut encore déduire tout ce que coûte la dure conquête de ces financements, qui ne sont pas extensibles à l’infini : combien de prospectus, combien de petits fours, quelles dépenses de personnel pour un partenariat ? Christophe Tardieu, l’éminence grise de Nicolas Joel depuis 2012, en avait fait sa priorité, en développant l’Opéra comme une marque de luxe à destination d’une clientèle haut de gamme moins sensible à Mozart qu’aux ors de Garnier : les difficultés financières actuelles de l’Opéra montrent à quel point cette stratégie était vouée à l’échec, même si les cadres de l’Opéra ne l’ont pas encore compris.
Devenez spectateurs privilégiés
Le privilège est un autre aspect problématique de l’épopée du mécénat. Devenir un spectateur privilégié, voilà ce que promettaient les tracts du Projet Démos, projet par ailleurs louable d’éducation populaire par la musique piloté par la Philharmonie de Paris. Il y a dans les supports de communication tout un vocabulaire qui le dit bien. Vous, mécènes potentiels, êtes créatifs, visionnaires, innovants : venez découvrir toutes les synergies qui nous unissent. Les institutions culturelles se servent de ce vocabulaire du privilège et de l’exclusivité avec plus d’entrain que de conscience. Si elles le font, bien sûr, c’est parce que leurs clients potentiels mordent volontiers à cet hameçon – mais ce vocabulaire d’Ancien Régime est-il compatible avec l’éthique de la culture pour tous qui est la raison d’être du financement public ?
La générosité est une belle chose, mais c’est d’abord un investissement : pour les particuliers, l’indispensable retour, c’est un peu d’encens pour caresser l’ego, quelques cocktails et autres avantages collatéraux de nature plus ou moins artistique – une conférence par-ci, l’accès à une répétition par-là. Ce n’est, somme toute, pas bien grave, ni très intéressant. Ce qui est beaucoup plus grave, c’est que les institutions culturelles, se faisant, se font les complices de stratégies de distinction sociale qui contreviennent gravement aux impératifs éthiques découlant du financement public.
Pour les entreprises, le retour sur investissement se fait de manière plus directe, l’institution culturelle servant de support à la communication de l’entreprise, soit par le simple jeu de la visibilité (logos sur les programmes…), soit au moyen « d’événements » – et là est sans doute l’essentiel, ces espaces privatisés (vous en êtes ou, plus probablement, vous n’en êtes pas), ces répétitions exclusives, ces réceptions où vous avez le bonheur de parler de la pluie et du beau temps avec la star du jour. Bien sûr, l’entreprise achète aussi, souvent, des places de spectacle : c’est un complément de rémunération appréciable pour les aréopages du management qui peuvent ainsi se rêver en protecteurs des arts avec l’argent des autres.
Paris et le désert français
Paris et l’Île-de-France, à vrai dire le Château de Versailles, n’a pas de mal à attirer les mécènes. Si vous avez visité le château ces dernières années, vous aurez été frappés par cette grille dorée qui empêche l’accès à la Cour de marbre, en plus pur style Disneyland : cette grille entièrement neuve a été financée par le mécénat. On a donc préféré dépenser l’argent public (celui de la niche fiscale) pour reconstituer un monument disparu, mais bien situé, plutôt que mille monuments parfaitement authentiques, mais qui ont le tort d’être situés dans des lieux où l’honnête homme ne s’aventure pas – la province, la campagne, les confins sauvages de la grande ville. Il y a déjà un scandale français dans la très inégale répartition des subventions d’État sur le territoire : le mécénat et le financement public indirect qui l’accompagnent ne font qu’aggraver le déséquilibre dont l’État est coupable. Les entreprises de province ne sont pas plus avares que les autres, mais la puissance économique est ailleurs, et les grands mots de la communication institutionnelle ne résistent pas à la distance.
Avis de recherche – Le Ministère de la Culture a disparu
Où est, en échange, la gratitude des institutions culturelles face à leurs vrais financeurs ? Il ne suffit pas de glisser dans un coin du site web la liste platement administrative de leurs « partenaires institutionnels » pour dissiper l’impression pénible qui s’en dégage : face aux cerises sur le gâteau du mécénat, le financement public et la lourde responsabilité qu’ils imposent à ceux qui le reçoivent passent au second plan. Et la puissance publique dans tout ça ? La culture n’est pas la plus coûteuse des politiques publiques, mais la faiblesse de l’autorité chargée de contrôler et d’organiser cette politique est préoccupante.
Soutenir et glorifier le mécénat, et pour le reste rogner sur les subventions sans rien remettre en cause pour éviter les remous : peu importe le ministre, la politique menée ne change pas. Le mécénat est économiquement inefficace, socialement injuste, centralisé à l’excès, mais c’est l’occasion rêvée d’avoir l’occasion de faire quelque chose sans toucher au budget et sans évoquer le contenu de la politique culturelle. À quoi sert la culture ? Pourquoi pensons-nous, en France, qu’il faut soutenir par de l’argent public la création et la diffusion de la culture ? Quels contenus la culture diffuse-t-elle ? Quel est son apport à la collectivité ? Il serait temps que le Ministère de la Culture s’empare de ces questions et y apporte des réponses allant dans le sens de la justice territoriale et sociale, avec une ambition qui aille au-delà du bouche-trou financier.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.