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L'une des plus belles Gilda actuelles est actuellement sur la scène de l'Opéra de Paris pour la reprise du Rigoletto de Claus Guth. L'occasion pour ResMusica de poser à la soprano américaine quelques questions autour du rôle, mais aussi sur son approche plus globale de la musique et sur les évolutions de carrière qu'elle s'est fixées pour l'avenir.
« Je pense que la relation entre Gilda et Rigoletto est l'élément le plus important de tout l'opéra, c'est pour cela évidemment que l'œuvre est si tragique. »
ResMusica : Vous avez interprété Gilda partout dans le monde, de l'Opéra de San Francisco à La Scala de Milan en passant par le Metropolitan Opera. Pouvez-vous nous dire ce que représente ce personnage pour vous ?
Nadine Sierra : Gilda est le plus gros rôle que j'ai appris juste après avoir dépassé ma vingtième année. C'est le premier grand rôle avec lequel j'ai débuté ma carrière en Floride lorsque j'avais vingt-trois ans. Malgré la concordance d'âge entre le personnage et moi, j'étais à l'opposé de ce qu'il est censé représenter mais j'ai senti que je pouvais en jouer et j'ai profité de ma jeunesse pour faire ressortir son caractère naïf que j'ai sans doute d'ailleurs trop appuyé au début.
Je me sens moins naïve que Gilda, mais je me retrouve beaucoup dans le rapport qu'elle a avec son père, rapport très proche de mon environnement familial. J'ai eu en effet un père particulièrement possessif, très protecteur et qui m'a fait grandir dans un milieu surprotégé impliquant beaucoup d'interdits. Dans le même temps et malgré leur possessivité, mes parents m'ont encouragée à vivre mes rêves, ce qui était en contradiction avec le fait de vouloir me garder près d'eux longtemps.
RM : Vous avez porté Gilda dans de nombreuses productions, des plus classiques aux plus surprenantes, par exemple celle du Met dont l'action est placée dans un casino de Las Vegas. Quelle est votre approche pour la mise en scène de Claus Guth, très intellectualisée mais aussi surtout focalisée sur le passé et les souvenirs de Rigoletto ?
NS : Je pense que la relation entre Gilda et Rigoletto est l'élément le plus important de tout l'opéra, c'est pour cela évidemment que l'œuvre est si tragique, car ils se perdent tous deux. Cela les conduit même jusqu'au meurtre. Dans la production de Claus Guth, qui est ce que l'on peut appeler une production conceptuelle, on retrouve bien cette relation forte entre père et fille. Donc, même si l'histoire n'est pas contée avec des images simplistes, le public peut comprendre et être touché à la mort de Gilda.
Mais personnellement, j'aborde toujours plus ce rôle en fonction du Rigoletto que de la production, et de même que j'étais fascinée de jouer avec Leo Nucci à La Scala, avec qui nous allons reprendre l'opéra aux Chorégies cet été, je retrouve Željko Lučić avec lequel j'ai déjà travaillé à San Francisco lorsque j'étais dans le programme Young Artists, puis ensuite dans la production du Met. Nous avons beaucoup développé la relation paternelle de son rôle et je suis heureuse de reprendre cette œuvre avec lui, peut-être encore plus profondément à cause de la boite dans laquelle nous sommes enfermés sur la scène de Bastille. Nous allons pouvoir être encore plus proches et j'espère que les émotions créées seront encore plus fortes.
RM : Et avec Vittorio Grigolo, Duc que vous avez déjà eu également à La Scala ?
NS : Avec le Duc c'est un peu différent, d'abord parce que dans cette mise en scène nous n'avons pas beaucoup de connexions physiques, ensuite parce que je pense qu'à l'inverse du rapport avec Rigoletto, celui avec le Duc n'a que très peu d'importance. C'est à mon avis une erreur de croire que Gilda est folle amoureuse du Duc : elle ne le peut pas car elle ne sait même pas qui il est. Il représente juste une figure de l'homme parfait, à la fois réelle et imagée, devant une jeune femme encore presque enfant. En ce sens, elle est totalement naïve et découvre seulement la vie et l'amour, avec un homme qui en réalité n'a rien de ce dont elle aurait certainement envie si elle avait plus de maturité.
C'était une fille couvée, donc elle n'a jamais rencontré d'autres hommes que son père et le seul homme par lequel elle a été inspirée dans sa vie est à mon avis Jésus, parce que cela faisait partie de son éducation. Cela expliquerait alors pourquoi elle est si disponible à la fin pour se sacrifier, non pas seulement pour le Duc, mais aussi pour tous : pour Sparafucile, pour Magdalena et aussi pour Rigoletto. Elle le dit d'ailleurs à la toute fin de la scène d'orage : « Dieu, pardonne-les tous ! »
RM : Vous semblez avoir profondément travaillé le livret. Avez-vous également lu la pièce de Victor Hugo dont il est inspiré, Le Roi s'amuse, pour créer votre personnage ?
NS : Oui, je l'ai lue. Pour préparer le rôle, j'ai travaillé sur un mélange entre la pièce et le livret. Ensuite, pour la voix, j'étudie avec un professeur depuis que j'ai treize ans, le même que Pretty Yende, Kamal Khan. Occasionnellement d'ailleurs, on s'est suivi avec Pretty dans le monde pour analyser l'autre dans Gilda, Lucia ou même Adina, et nous échangions ensemble pour nous améliorer. On a toujours besoin de quelqu'un de confiance à ses côtés pour travailler, car tout ce que nous faisons est très physique, et il peut y avoir beaucoup de questions, de fatigue, et de manque de recul ; avoir cette progression avec quelqu'un qui est proche aide donc énormément.
RM : Lorsque vous êtes Gilda, vous avez le second rôle, mais la plupart du temps comme vous êtes soprano lyrique, vous êtes l'artiste principale sur scène. Est-ce que cela a une importance pour vous ?
NS : Non, je n'ai jamais choisi un rôle parce qu'il était le rôle principal. Je n'ai jamais pensé que l'on pouvait se servir de la musique comme d'un simple expédient pour se mettre en avant personnellement et individuellement. Je chante parce que j'adore servir la musique et les génies qui l'ont écrite. C'est mon travail et si je le fais bien, cela donnera de belles représentations et participera à faire perdurer les œuvres dans le temps.
Même si Rigoletto possède trois gros caractères dont Gilda, cela ne me dérange pas d'être parfois dans une mise en scène moins portée sur ce personnage. Et puis même si ma voix n'est pas encore prête, je veux vraiment un jour aborder Mimi dans La Bohème. Dans cet opéra, il y a beaucoup plus une cohésion d'ensemble que des individualités, et pourtant c'est bien le rôle qui me fascine le plus. Lorsque ma voix se sera développée, c'est vraiment celui que je veux absolument chanter. J'ai découvert l'opéra à dix ans grâce à une VHS de La Bohème que je possède toujours, bien sûr avec Mirella Freni et Luciano Pavarotti. Ma mère l'avait louée à la médiathèque. J'ai été tellement obsédée et focalisée que nous ne l'avons jamais rendue. J'ai même encore un magnétoscope pour la lire ! C'est à partir de là que j'ai souhaité être chanteuse, et pourtant, Mimi n'est pas une star dans cette œuvre.
RM : Doris Soffel qui chante encore aujourd'hui à soixante-huit ans confiait dernièrement que lorsqu'elle était jeune, Joan Sutherland lui avait conseillé de se construire un plan de carrière précis sur plusieurs décennies pour durer. Qu'en pensez-vous ?
NS : Absolument, je pense que c'est tout à fait vrai. Cela vient aussi en observant les plus grands : ils ont tous ou presque planifié leur carrière autour de cinq ou six rôles auxquels ils sont revenus presque toute leur vie, en les maintenant à un très haut niveau de qualité. Ma stratégie est la même et je souhaite garder des rôles chaque saison, le plus longtemps possible tant que ma voix le permet ; Gilda en fait bien sûr partie. Cela permet de développer le personnage tout en lui donnant une véritable consistance.
J'ai étudié la musique au Mannes College et à New-York durant cinq ans. D'abord avec beaucoup d'opéras de Mozart sur des rôles de mezzo, car ma professeure à cette époque avait senti que je devais développer mes habilités vocales avec une tessiture plus basse, afin de construire le grave avant de développer l'aigu. C'était une excellente stratégie car cela a développé dans mon chant des basiques en même temps qu'une base solide pour permettre ensuite naturellement à ma voix d'atteindre les notes stratosphériques que je peux aller chercher aujourd'hui. C'était une méthode très intelligente, très calculée, qui m'a permis de construire la voix que je possède aujourd'hui.
RM : Vous touchez surtout pour le moment au répertoire italien, avec des incursions dans le français. Comment souhaitez-vous développer votre carrière ?
NS : Je chante aujourd'hui beaucoup d'italien et particulièrement du bel canto car cela pose ma voix et je sens que ce répertoire est actuellement le plus naturel pour moi. Mais bien sûr, et pour avoir déjà chanté Manon de Massenet, j'aimerais développer l'opéra français romantique. C'est cependant un autre challenge en terme de prononciation, et par exemple l'an passé lorsque j'ai chanté Gilda à La Scala, j'étais convaincue que j'aurais des huées à cause de la prononciation, ce qui n'est pas arrivé.
Pour Verdi, le rôle ultime pour une soprano comme moi sera évidemment Violetta. Là encore pas seulement pour la voix et les arias, mais aussi pour le personnage lui-même. C'est un rôle tellement dangereux et pour lequel on a tellement de références qu'il faudra faire attention à le prendre dans une salle moins visible sur le plan international, qui ne peut être Paris ou Milan. Il y a des rôles qu'il faut savoir aborder modestement, surtout lorsqu'on parle de tessiture et de répertoire encore complexes pour sa voix. En plus, ce rôle débute relativement léger et monte ensuite en nécessitant des acrobaties vocales dangereuses qui ont même profondément abimé certaines sopranos.
« Il y a des rôles qu'il faut savoir aborder modestement »
RM : Êtes-vous effrayée par les références dans certains rôles, comme la Callas par exemple ?
NS : Je pense que chaque chanteur doit connaître les références voire les légendes du répertoire qu'il aborde, comme par exemple la Callas. Pour Violetta, cela a en plus créé une tradition particulière par rapport à l'approche dramatique du rôle, tradition à côté de laquelle on ne peut passer. Il ne faut pas nécessairement la répéter, mais on se doit de la respecter, de l'analyser et à l'occasion de la remettre en cause. Je pense tout de même que la tradition est un terme plus positif que négatif et que si quelque chose devient tradition (pas effet de mode, mais bien tradition) c'est qu'il y a du bon dedans, à partir duquel on doit commencer à travailler. Il faut s'en inspirer et créer quelque chose de nouveau à partir de cette inspiration ; c'est à mon avis cela l'intelligence dramatique.
Et même si on les refuse, on doit avoir en tête Callas, Tebaldi ou Caballé. À partir de là, c'est un défi évidemment, mais ces mêmes références ne sont plus là, donc on doit prendre des risques, calculés certes, mais des risques tout de même. Certains attendront sans doute de retrouver en live la Callas aujourd'hui et seront déçus, d'autres une exécution approchante ou idéale qui n'existait déjà certainement pas à l'époque, mais la majorité du public attendra avant tout une très bonne interprétation pour être totalement conquis. C'est ce que j'essaye de faire.