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Cette semaine sort dans les salles de cinéma le documentaire que le réalisateur Jean-Stéphane Bron a consacré à l'Opéra de Paris. Il faut aller le voir et plus encore. Il faut donner à ceux qui, comme le réalisateur, ne sont jamais allés à l'opéra, l'envie d'aller le voir. Car ce film est bien plus qu'un documentaire de coulisses qui ne s'adresserait qu'aux aficionados du genre. À travers le portrait d'un collectif tourné vers un objectif commun, il se propose d'accompagner tous ceux qui ont peur d'entrer dans l'imposante institution et de leur dire : rejoignez-nous !
Le documentaire s'ouvre sur les toits de l'Opéra Bastille, devant le drapeau français qui flotte. Il se referme sur le ballet des femmes de ménage qui nettoient la salle et le bureau du directeur. Entre ces deux images marquantes, tout un monde s'affaire, se confronte, s'enthousiasme, désespère et espère, doute puis s'emballe pour rendre possible chaque soir l'émergence d'un questionnement, d'un rêve, d'une représentation qui peut potentiellement bouleverser une vie.
Le film est une boule d'énergie chorale. Contrairement à beaucoup de documentaires sur l'opéra et le ballet, il montre peu des spectacles et ne donne jamais la parole aux protagonistes dans le cadre d'interviews individuelles. Ne se contentant pas de filmer des répétitions, il témoigne, suit, distancie, ironise, traque pour montrer que l'Opéra de Paris, ce sont des hommes et des femmes qui, chacun dans leurs rôles respectifs (costumiers, chœur, pompiers, femmes de ménage, directeur adjoint, metteur en scène, assistantes, syndicats…) font vivre une société démocratique tournée vers un avenir, un projet commun, celui de l'émergence de la beauté dans un monde qui s'écroule. À ce titre, le discours de Stéphane Lissner à la suite des attentats du 13 novembre, donne l'occasion de montrer cette « société » sur scène, derrière son directeur, et ce malgré les tensions internes, en communion avec son public dans un moment de grâce absolue qui fait plus que jamais sens dans des temps difficiles et troublés.
La passion irrigue tout le film à travers des gestes, des paroles, des engueulades, des rires, des revendications. Si l'on peut s'agacer de la sempiternelle mise en scène du débat autour du prix des places (pourquoi toujours réduire la question de l'élitisme au prix des places ?), les réflexions apportées sur les limites du mécénat privé, notamment lors des séquences émouvantes sur « les petits violons » d'Ursula Naccache, s'éloignent du faux procès et apparaissent plus légitimes et authentiques.
Par-dessus tout le film comporte des moments de vérité inoubliables comme celui de la ballerine qui revient en coulisse épuisée, la caméra à fleur de peau, l'annonce au jeune et prometteur Mikhail Timoshenko qu'il a gagné son entrée au sein de l'académie, l'assistante dévouée d'Olga Peretyatko qui attend la soprano en coulisse avec des mouchoirs et un sourire d'encouragement, la régisseuse qui fait les annonces dans son micro et qui chante en même temps que le ténor qui est sur scène, et surtout « l'instructive » conversation téléphonique entre Stéphane Lissner et Benjamin Millepied avant la démission de ce dernier. Cette palpitation se teinte également d'humour et de distanciation et l'on se délecte de la réunion qui précède l'ouverture de la saison où le directeur se fait reprendre lorsqu'il veut afficher que le corps de ballet de l'Opéra de Paris est l'un des meilleurs au monde quelques jours après que son directeur de la danse a dit le contraire dans tous les médias. Les images d'Easy rider, le taureau figurant dans le Moïse et Aaron , écoutant du Schoenberg non stop pour l'accoutumer à la scène, donnent à entendre une partition subtile où le grotesque et le sublime se côtoient, où le trivial apparaît comme un socle indispensable à l'émergence de la beauté.
Enfin, il y a Stéphane Lissner. Omniprésent, le directeur de l'Opéra de Paris navigue, à l'image du personnel dont il a la responsabilité, de son bureau aux coulisses, de la salle de répétition à la salle de spectacle, jonglant entre les interlocuteurs, passant du soulagement à l'agacement, de la satisfaction à l'inquiétude. Le film donne à entrevoir ce qu'est le quotidien d'un homme qui entretient, lie, promeut, et finalement anime une petite démocratie pour parvenir à un objectif d'excellence au service d'un public très (trop ?) exigeant. En cela, l'Opéra de Paris est l'un des derniers bastions à pouvoir encore inventer un rêve commun. Ce film délicat, subtil et émouvant en témoigne.
Crédits photographiques : © Les films du Losange