Louis Langrée, un Français à Cincinnati
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Louis Langrée revient sur ses trois premières années à la tête du Cincinnati Symphony Orchestra, poste auquel il a succédé à Paavo Järvi. En plus de la dynamique de cette formation dans le répertoire contemporain, nous découvrons une autre manière de penser la place de la musique dans la société. En fin d'entretien, le chef revient sur ses projets parisiens, de Pelléas au Comte Ory.
« Le nouvel album que nous sortons sert à montrer qui nous sommes. »
ResMusica : Après un album d'œuvres contemporaines et du XXe siècle en 2014 avec le Cincinnati Symphony Orchestra dont vous êtes directeur musical depuis 2013, vous revenez aujourd'hui avec un coffret composé de trois pièces contemporaines pour orchestre. Cette nouvelle parution fait-elle partie d'un projet plus global ?
Louis Langrée : Ce nouveau disque n'a pas de thème en lui-même et ne fait pas partie d'un projet particulier si ce n'est celui d'enregistrer avec l'orchestre et de graver de nouvelles œuvres. Sur le premier en 2014, il y avait le Lincoln Portrait d'Aaron Copland qui a été commandé et créé par l'orchestre et qui est une de ses œuvres maîtresses, ce compositeur ayant eu un rapport très fort avec notre formation. Les deux autres œuvres étaient deux créations mondiales de Nico Muhly et de David Lang.
Le nouvel album que nous sortons sert à montrer qui nous sommes. Il est composé de trois concertos pour orchestre d'artistes américain, européen et asiatique. Le point de départ de ces enregistrements live n'est pas identifié, mais déjà, avant d'avoir jamais dirigé cet orchestre, j'étais passionné par l'enregistrement avec Paavo Järvi des concertos pour orchestre de Béla Bartók et Witold Lutoslawski, donc j'ai voulu m'inscrire dans une sorte de continuité, sans pouvoir parler non plus d'un projet plus développé dans le temps avec l'ajout d'autres parutions.
RM : Dans cet album vous restez sur des œuvres très colorées mais très clairement tonales, est-ce une volonté ?
LL : Non, pas du tout ! La raison est plus terre à terre : pour des œuvres pour orchestre, il faut des compositeurs qui sachent faire sonner un orchestre et qui pourront le faire sonner de manière différente les uns des autres. Quand vous écoutez les œuvres de Sebastian Currier, cela donne envie de diriger et de lui commander des pièces. Thierry Escaich a une optique sonore complètement différente par le fait qu'il est organiste à la base, ce qui se sent, comme chez Fauré, Saint-Saëns, Duruflé ou Messiaen avant lui. Je ne dis pas que ces créateurs transposent toujours leur univers d'organiste à l'orchestre, mais ils ont forcément été influencés. Le dernier, Zhou Tian, est un compositeur avec qui je n'avais jamais travaillé mais qui connaissait bien les musiciens et a donc pu leur écrire des choses sur mesure.
« Aux Etats-Unis, il y a moins d'écoles mais plus de liberté. J'ai cette même approche. Je n'ai pas envie de limiter ma vision de la musique contemporaine à une partie seulement des compositions récentes. »
RM : Que pensez-vous de la création contemporaine à Cincinnati et de cette formation pour l'approcher ?
LL : Aux États-Unis, il y a moins d'écoles mais plus de liberté ; il n'y a pas besoin de se positionner dans les anti ou les pro-bouléziens, ou d'être pour ou contre John Adams. Si vous vous positionnez comme cela, vous allez surtout vous faire des ennemis et vous n'attirerez personne. J'ai cette même approche. Je n'ai pas envie de limiter ma vision de la musique contemporaine à une partie seulement des compositions récentes, même si j'ai bien sûr des préférences pour certaines œuvres par rapport à d'autres.
Là-bas, l'Histoire n'a pas la même importance et la modernité est une nécessité… Donc, il faut créer. Ce qui est ancien n'est pas forcément mieux, comme on le pense souvent en France. C'est d'ailleurs pour cela qu'il y a beaucoup moins d'orchestres sur instruments anciens aux États-Unis, parce que cette approche est beaucoup moins recherchée.
Quant à la sonorité de l'orchestre, par rapport à beaucoup de formations américaines qui ont une manière très verticale de jouer, notamment sur la clarté des attaques, à Cincinnati, il y a également la vision horizontale avec le phrasé, les pleins et les déliés. Quand on a un orchestre comme ça dans les mains qui a créé aux États-Unis des symphonies de Gustav Mahler ou par lequel est passé Richard Strauss ou Edgard Varèse, où la même année a vu à quelques semaines d'écart Alexandre Scriabine dans son Concerto pour piano puis Camille Saint-Saëns diriger du piano son Concerto Égyptien, on se doit de rester dans cette dynamique et de continuer à créer.
RM : Comment êtes-vous arrivé à Cincinnati ?
LL : J'étais invité là-bas comme je pouvais l'être à Dallas ou Pittsburg, puis, entre temps, Paavo Järvi est venu à Paris et n'a pas renouvelé son contrat après 2011. Un comité de direction s'est donc mis en place et m'a proposé le poste.
Au départ, j'ai prévenu que je n'étais pas intéressé par un poste en soi, mais avant tout par un projet ; il y a parfois ce mythe de l'homme providentiel qui changera tout lorsqu'il sera là. Personnellement, je sais que cela ne marche jamais ou presque, donc, je ne voulais vraiment pas de cela. Mais aux États-Unis, la question qui se pose est de savoir ce que l'on va pouvoir faire ensemble. Chacun, à la place où il se trouve, est responsable de sa partie, ce qui est une chose extrêmement différente de la vision française.
Et puis Cincinnati est une ville d'immigration allemande, donc l'art sacré y est la musique. Et en plus, cet orchestre a une vrai particularité, car à l'inverse des formations en Europe qui existaient pour la Cour, et aux États-Unis pour et par les grands industriels – Ford à Detroit, Heinz à Pittsburg -, à Cincinnati, l'orchestre vient du fait de la population elle-même. Lorsque les Allemands immigrés avaient le mal du pays et ont commencé à faire des grandes sociétés chorales et à se réunir pour chanter ensemble, ils se sont dit qu'il serait plus agréable de jouer les grandes pièces chorales avec un orchestre plutôt qu'avec un harmonium ou un piano à quatre mains, et donc la naissance de l'orchestre est venue par un sentiment de nécessité de la population même : c'est l'orchestre de tout le monde.
RM : Cette formation n'a donc pas de grands mécènes ?
LL : Si, bien sûr. On a d'ailleurs la chance d'avoir les sièges sociaux de Procter & Gamble et de General Electric, mais il n'y a pas qu'eux. Et surtout, la manière d'écouter est aussi différente. En France, lorsque vous allez à un concert, vous y allez avant tout pour le chef ou le soliste, ou les œuvres jouées. Là-bas, acheter un billet est aussi un acte de soutien de son orchestre, comme on pourrait le faire pour une équipe de football. Cette sensation est très agréable. Et puis, il y a un devoir de gestion très important. On ne peut pas aller voir un mécène en lui disant que l'on a un gros trou à combler. Dans un cas comme celui-là, il vous répond juste que vous n'aviez qu'à bien gérer. Un mécène vous aidera pour soutenir un projet. Lorsque je suis arrivé, une riche héritière de Procter & Gamble a donné une forte somme à l'orchestre, avec notamment pour projet que nous jouions quatre opéras par an à Cincinnati dans les années à venir. Cela impose aussi une vraie dynamique.
RM : Pour parler de votre autre grand projet américain, vous allez fêter vos 15 ans à la direction musicale du Festival Mozart de New-York.
LL : Oui, c'est une superbe aventure ! J'y fête en effet mes quinze ans et y allais avant en tant que directeur invité. Le Lincoln Center est une ruche artistique, et principalement musicale. J'y suis vraiment heureux et on peut dire que c'est ma seconde maison aujourd'hui.
Comme tout chef d'orchestre, j'ai une vie de directeur musical et une vie de chef invité, ainsi qu'une vie de chef lyrique et une de chef symphonique. Personnellement, je cherche surtout à ne pas me spécialiser, mais j'ai le sentiment qu'auparavant, j'étais plus un chef d'opéra qui faisait du symphonique, et qu'aujourd'hui, je suis beaucoup plus un chef symphonique qui fait de l'opéra. C'est donc d'autant plus un plaisir de retourner tous les ans à New-York pour ce festival ainsi qu'à l'occasion dans la fosse du Met que j'adore également.
RM : Avec toutes ses activités, comment organisez-vous votre vie maintenant ?
LL : Être directeur musical, et plus encore aux États-Unis qu'en Europe, impose de participer à la vie de la ville, comprendre sa grandeur, sa richesse, sa beauté, et aussi ses problèmes, en faisant en sorte que l'orchestre soit une des solutions à ces problèmes. Pour cela, il faut forcément y vivre, donc j'y suis allé avec ma famille et mes enfants et j'y ai découvert une autre manière de penser.
Si vous dirigez à Paris, le fait que vous habitiez à Paris ou non ne change rien. Là-bas, quelle que soit votre place, vous devez y être et participer à la vie collective. A l'orchestre, on a une série de concerts qui s'appelle One City, One Symphony, où l'on doit choisir une œuvre pour laquelle il y aura des discussions dans les écoles, les maisons de retraite, etc… Les musiciens sont beaucoup plus associés qu'ils ne le sont en Europe et cela change complètement la perception de la société. D'ailleurs lorsque j'étais à l'Orchestre de Picardie, il y avait tout de même un peu cette particularité et ce sens du devoir, notamment dans les heures passées dans les bus pour aller jouer dans certains lieux de la région.
« Être directeur musical aux Etats-Unis impose de participer à la vie de la ville où l'orchestre a un véritable rôle sociétal à jouer. »
RM : Pour autant, vous continuez à diriger en France ?
LL : Oui, bien sûr, car je ne peux me passer totalement de la France. Je vais être tout de même relativement souvent sur Paris ces prochaines saisons, et même plus souvent que lorsque j'habitais en France. J'étais à l'Opéra-Comique il y a deux ans et y retourne en fin d'année pour le Comte Ory en français. Je serai avec l'Orchestre National de France aussi dans la saison pour le Pelléas d'Arnold Schönberg, couplé au Quatrième Concerto pour piano de Beethoven avec Nelson Freire.
RM : Vous revenez à Pelléas et Mélisande au Théâtre des Champs-Élysées en mai, dans une nouvelle mise en scène d'Eric Ruf, après avoir déjà dirigé l'œuvre en version de concert dans cette salle avec Natalie Dessay, puis à l'Opéra-Comique en 2014 ?
LL : Oui, mon Pelléas sera Jean-Sebastien Bou que je connais dans d'autres rôles mais pas encore dans celui-là, et pour la première fois, Patricia Petibon sera Mélisande. Pour diriger Pelléas, je pense que le danger est d'avoir une vision. Il ne faut pas avoir de vision pour Pelléas tant cela risque d'occulter tout ce que possède cette œuvre en ne prenant qu'un seul chemin. Si je veux romantiser un passage ou au contraire mettre un peu d'impressionnisme là où on doit plus parler de symbolisme, je prends un risque. Pelléas, plus que toute œuvre pour moi, a pour risque que si on la dramatise, on la dénature et on la tue. Si elle est mal faite, on ne rentre pas dedans et des phrases si belles comme « Il n'arrive peut-être pas d'événements inutiles » deviennent boursouflées. C'est une œuvre qu'il ne faut surtout pas surcharger, et finalement à laquelle il est très dur de toucher. C'est une œuvre tellement fragile. Nous verrons en mai si nous avons réussi !